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Amir Jon_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Aug 14, 2024
  • 5 min read

Il n'y a pas foule ce matin à la station de taxis pour Shakhrisabz. Après une demi-heure d'attente, une deuxième personne arrive enfin et nous tombons d'accord pour payer deux places chacun et nous mettre en route sans plus tarder, mis à part nous arrêter après dix minutes près d'un carrefour, où des jeunes garçons se précipitent sur la voiture avec des gros pains de Samarcande en main. L'un d'eux se dirige directement dans le coffre et y dépose son paquet, et seulement après il vient négocier avec le chauffeur.


Le dit chauffeur conduit de manière parfaitement conforme au code de la route ouzbèke, avec des jolis freinages dernière seconde et une moyenne de vitesse bien au dessus du raisonnable pour des routes de montagne en piteux état. Il est en train de rouler sur la voie rapide quand il décide de se rabattre à droite et évite de justesse la voiture qui arrive elle aussi à folle vitesse par derrière; l'automobiliste continue son chemin pendant que, lors qu'il nous passe à côté, il tapote l'index sur sa tempe comme à dire à notre chauffeur qu'il est complètement fou, alors qu'il vient de nous doubler à droite en toute aisance. Considéré que toutes les voitures ici marchent au GPL, c'est comme être assise sur une bombe à retardement.


Je suis donc un peu trop occupée à m'accrocher au siège et aux poignées de la voiture que pour sortir l'appareil photo, mais la route est spectaculaire. Après avoir traversé des zones vertes bordées de villages en adobe et avoir dépassé plusieurs chariots traînés par les ânes, nous passons un col qui s'ouvre à perte de vue sur la vallée de Shakhrisabz. Heureusement que le chauffeur a besoin de s'arrêter et il me laisse le temps de prendre une photo. Je pense déjà négocier, pour le retour, une voiture pour moi seule histoire de pouvoir demander au chauffeur de s'arrêter pour admirer le paysage.


Entrés à Shakhrisabz, nous nous arrêtons à nouveau près d'une échoppe au bord de la route, où une dame d'âge indéterminé est en train de ranger des bouteilles. Dès qu'elle voit notre chauffeur elle va chercher un petit paquet vert dans la glacière et le lui passe par la fenêtre en échange de quelques billets de mille soums. Il s'agit certainement d'épices.


Peu après on me dépose près de l'entrée de ce qui a été, autrefois, le centre historique de Shakhrisabz. Les restes du palais monumental de Tamerlan, de la mosquée, les mausolées de son grand-fils et celui qu'il avait fait construire pour lui même et qu'il n'a jamais occupé, se trouvent regroupés dans un rayon d'environ un kilomètre et demi, et étaient, jusqu'à il y a une quinzaine d'années, entourés de mahallas, les anciens quartiers populaires. L'administration communale à bien pensé de raser au sol les habitations et les remplacer du jour au lendemain par un jardin qui est censé, soi disant, mettre en valeur les monuments. Même si je suis toujours contre les projets qui comportent le relogement des personnes hors des lieux qui leur ont toujours appartenu, il faut avouer que l'idée pouvait être bonne. Sauf que, peut-être à cause des kilomètres et kilomètres de steppes que le sort a assigné à ce Pays, les ouzbèkes montrent, ici encore, un goût démesuré pour le vide, les disproportions et les distances insaisissables. Le parc est certes beau et bien entretenu, hélas les allées sont beaucoup trop larges, trop longues et trop ensoleillées, les bâtiments qui le bordent trop grands et trop vides, qu'on a l'impression de marcher dans le désert. Marcher est tellement désagréable que des petits bus électriques font constamment le tour du parc pour ramasser les touristes déshydratés, dans une ambiance de non-sens beckettienne.

J'erre dans cette prouesse d'urbanisme monstrueux cherchant à prendre quelques photos qui puissent en rendre l'absurdité, quand je tombe sur un bazar couvert, à l'intérieur duquel quatre petites dames sont en train de travailler au métier à tisser. Le tapis qu'elles fabriquent est terminé, elles en sont aux finissions. J'approche timidement la porte et une d'elles me fait signe d'entrer. Les autres m'ignorent, et je peux rester quelques minutes à les regarder, hypnotisée. À l'arrière du bazar quelques bancs semblent avoir été arrangés pour exposer des textiles en vente, mais aucune des femmes vient me proposer quoi que ce soit. Elles continuent leur conversation, très animée par ailleurs, moi je les observe et c'est un moment de grâce absolue.

Au fond du jardin se trouve le complexe des mausolées. Sur le pas de la porte de la mosquée un jeune garçon vient me voir pour savoir si je parle anglais. Il s'appelle Amir Jon et il a quatorze ans. Lui et sa cousine, qui ne tarde pas à nous rejoindre, étudient l'anglais dans un centre pour les langues étrangères depuis quelques mois, et ont déjà niveau étonnant. Ils sont venus en pèlerinage avec un groupe de femmes et enfants de leur mahalla de Samarcande, qui ne tarde pas à sortir de la mosquée. Démarre la valse des photos avec la touriste bizarrement habillée et celle des questions, qu'Amir Jon ne se lasse pas de traduire. Sa maman, de vert vêtue, veut savoir comment il se débrouille en anglais et, j'imagine, si elle a bien investi tout cet argent. Plus tard Amir Jon me demandera comment j'arrive à voyager dans ce Pays, car les chauffeurs de taxi ne parlent pas anglais. "Si tu sais parler anglais à Samarcande tu ne fais pas ce boulot là" il me dit, montrant une belle dose de sagesse et de compréhension du monde, pour à peine quatorze ans.


Amir Jon insiste pour que je continue la promenade avec eux. Évidemment j'accepte, et je plonge dans cette visite guidée de Shakhrisabz en langue tadjike (je découvre, toujours grâce à Amir Jon, qu'à Samarcande l'ouzbèke est très peu répandu), accompagnée de cette bande de femmes colorées et joyeuses. À deux reprises, lorsque nous sommes assis autour de l'une ou l'autre sépulture, la doyenne du groupe récite une prière à haute voix, que les autres écoutent les mains jointes en coupelle. Les deux fois, un portable se mettra à sonner au sommet de la tension spirituelle des homélies.

Quand Amir Jon comprend que je rentrerai à Samarcande également au soir, il court chez sa maman pour lui demander la permission de m'emmener avec eux, proposition qu'elle accepte de bon gré mais avec plus d'indifférence que d'enthousiasme. C'est comme ça que je me retrouve assise à l'arrière de leur car avec les enfants; je n'ai pas vu tout ce qu'il y avait à voir à Shakhrisabz et je n'ai quasiment pas pris de photos, mais qu'importe. L'aventure est bien trop exceptionnelle pour s'en soucier.


Le bus, incapable de grimper la montagne, emprunte une route secondaire aussi mauvaise que l'on peut l'imaginer. Entre sursauts et balancements, c'est une immersion dans l'Ouzbékistan profond et rural qui nous attend, avec des scènes de vie quotidienne qui défilent devant nos yeux. Évidemment, Amir Jon n'est pas aussi impressionné que moi et s'étonne que je prenne des photos par la fenêtre. "Pour moi c'est nouveau" je réponds en guise de justification, mais je ne m'en sors pas aussi facilement. "Non, - il me dit narquois - si tu as été en Iran tu les as déjà vu ces paysages!", me laissant encore une fois bouche bée devant son savoir vivre. Puis, avec ses copains, ils s'emparent de mon téléphone pour éplucher les photos de mes voyages. De toutes, la tour Eiffel et la Statue de la Liberté sont celles qui font sensation.


Le retour prendra quatre heures contre la petite heure et demie de l'allée, entre arrêts pour faire emplettes de viande et de fruits, nourriture qui commence à circuler entre les sièges et musique pop ouzbèke envoyée à 120 décibels. Pendant ce temps-là la plupart des dames à l'avant du bus ont oublié qu'elles transportent une occidentale, et les enfants se mettent à jouer - oui, dans ce pays ils peuvent encore jouer à quatorze ans. Je peux ainsi continuer à paisiblement profiter du paysage, qui ne cesse de me surprendre quoi qu'il en dise mon nouvel ami Amir Jon.



 
 
 

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