Le don de dieu_
- Alice
- Aug 14, 2024
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Kokand est ma première étape dans la vallée de Fergana. Je me suis faite à l'idée que dorénavant les découvertes seront moins spectaculaires par rapport aux merveilles et aux enchantements des trois joyaux d'Ouzbekistan, mais je suis curieuse de voir cette contrée orientale reculée, à l'étroit entre Tadjikistan et Kirghizstan.
Il n'y a pas beaucoup de choses à voir à Kokand, trois ou quatre selon la Lonely Planet, qui a quand même un seuil d'intérêt fâcheusement bas. Le palais du dernier Khan, souverain, du Khanat de Kokand, construit à peine trois ans avant l'arrivée des troupes tsaristes et aussitôt abandonné par son locataire destitué de ses fonctions, vaut néanmoins le déplacement à lui tout seul. Élégant et culotté, avec sa façade en carrelages multicolore affichant des motifs éclectiques sans solution de continuité, il domine de ses 65 mètres de largeur un parc trop grand et trop bien maintenu comme on a appris à les connaître partout ailleurs. Composé de sept cours et cent quatorze pièces, il était surnommé "la perle de Kokand" et à raison. Il ne reste pas grand chose à l'intérieur, même si les trois cours restantes ont été restaurées avec finesse. Dans les pièces on a tenté de réaliser une exposition sur l'histoire de la ville, mais encore une fois, comme partout ailleurs, rien ne semble avoir été touché depuis trente ans, et le curateur a manqué de créativité. Ainsi, tous les musées d'Ouzbekistan se rassemblent: une pièce dédiée aux fouilles archéologiques, une aux photos avant et après le passage des Bolscéviques, d'autres aux habits traditionnels, à la dynastie des Khans, aux grands artistes et sportifs de la ville, sans oublier le département de sciences naturelles avec son lot d'animaux empaillés. Le vrai spectacle, derrière le grand portail coloré, sont les arbres de grenades qui poussent dans chaque cour, pliés sous le poids de dizaines et dizaines de fruits.
Ça me rappelle l'oasis de Garmeh, en Iran. À l'époque je me souviens avoir pensé que si le jardin d'Éden avait existé, il aurait certainement rassemblé à Garmeh; aujourd'hui je me demande s'il ne se trouvait pas à la place de Kokand, car toute la ville regorge de plantes et arbres à fruits qui semblent pousser sans besoin d'effort ni de temps. Les vignes en particulier sont aussi arrogantes que le lierre chez nous, elles sont dans chaque jardin et chaque cloître et recouvrent les abris avec une quantité de raisins bonne pour approvisionner de vin et d'eau de vie la Vénétie entière. Ici, probablement, les gens ne font qu'en manger, car la foi religieuse semble prendre une toute autre place par rapport au reste du Pays, pourtant très pratiquant. Les filles sont voilées dès leur plus jeune âge et les hommes portent la barbe longue sans moustache et le bonnet du bon musulman. Mais lorsque je m'arrête sur le pas de la grille de la mosquée Narbutabey, la plus importante de la ville, sans savoir si j'oserais entrer ou pas (j'hésite toujours dans les mosquées, à cause des entrées parfois séparées pour les hommes et pour les femmes et les horaires des prières qui changent constamment), un homme barbu au bonnet aux dents dorés vient me voir et me fait signe de rentrer, de me balader et de prendre des photos à souhait. J'apprécie qu'on ne me demande pas de me couvrir les cheveux ni les bras nus, me retournant ainsi le respect que je nourris pour leur foi, pour ma non-foi.
Plus loin, dans le cimetière qui jouxte la mosquée, je me rend visiter le mausolée des Khans de Kokand. Il y a des personnes assises entre les tombes, elles m'adressent toutes des sourires accueillants. Décidément, ils ne doivent pas voir beaucoup de touristes par ici, et encore moins des touristes femmes qui voyagent seules. Je me sens observée, parfois de manière insistante et surtout par les hommes plus âgés; mais j'ai appris, et ça suffit en général pour qu'ils se tournent ailleurs, quand cela devient trop pesant, à envoyer un "Salam aleykum" bien sèche. Ou plutôt, comme ils disent ici, un "Aaassamalekoun", en insistant bien sur ce "a". Va savoir ce qu'ils prononcent lorsqu'ils prient dieu en ayant appris les versets du coran par cœur, en arabe sans en parler un mot.
Devant le mausolée il y a du monde, surtout des familles avec des enfants. Deux sont couchés sous le porche, un est assis sur les jambes de sa maman et des dames les massent ou les tapotent avec un mouchoir qui doit contenir des herbes, ou du bois, ou va savoir quoi. Je pense d'abord à un rituel similaire au baptême, puis je me rends compte que même les adultes y passent et qu'il y a la queue des gens qui attendent. Invitée à entrer dans le mausolée par une des guérisseuses, je prends le temps d'observer leur gestes. Elles frappent énergiquement le dos, les épaules, les bras, la tête et les plantes des pieds de leurs patients, puis, couchés, elles massent le ventre et les côtes en décollant la peau, et finissent avec un étirement du dos en passant les jambes de la personne par derrière la tête. Quelques gouttes d'eau, certes pas du robinet, aspergée sur les visages et hop, la cure se termine parmi les rires de tout le monde. C'est drôlement similaire à ce que je peux parfois proposer à mes patients; je vois le sens de leurs gestes mais les voir pratiquer ici, dans un cimetière près des tombeaux des rois, me déroute. Jusqu'à que je me dise que le clivage entre les morts et les vivants, la spiritualité et la corporeité, le sacré et le charnel, c'est une invention récente et qui nous appartient, là dans notre monde moderne.
En me baladant dans la vieille ville, je me fais appeler par un monsieur, l'énième. Il m'emmène dans sa mosquée, il me la montre en s'excusant qu'elle ne soit pas plus propre que ça. L'imam nous accueille, il va cueillir des fruits dans le jardin, qui ont l'aspect de pommes mais goûtent la nectarine, et me les offre, non sans m'avoir montré comment les ouvrir et retirer la peau. Puis nous sortons et le monsieur me fait asseoir sur la terrasse de son salon de thé. Ayant l'habitude de ces genres de situations, je me demande déjà combien ça va me coûter tout ça; entre-temps il amène un samosa, de la salade et du thé au miel, ainsi que tous ses amis et clients du salon. J'entends le mot "Italy" résonner plusieurs fois, puis apparaissent les téléphones et s'enchaînent les selfies. Une fois l'excitation redescendue, le monsieur me fait signe d'attendre; je m'oppose, son ami me dit, toujours par des gestes, qu'il ne s'agit que de deux minutes. En effet, deux minutes plus tard, c'est du plov et des raisins qui arrivent sur la table. J'essaie de dire que c'est trop, mais le monsieur me demande de le suivre en cuisine et me montre la grande casserole ou cette espèce de paella ouzbèke est traditionnellement préparée, comme à dire: "Tu ne peux pas renoncer à l'authentique plov de Kokand". Pour finir, un autre amis débarque et lui apporte du fromage. Il en goûte et m'en fait goûter, puis ferme le sachet et insiste pour que je le mette dans mon sac.
Finalement j'arrive à lui faire comprendre que j'ai l'intention de partir; je sors le portefeuille pour payer, mais mon hôte refuse catégoriquement. J'insiste, il refuse à nouveau en m'expliquant que la nourriture est un don de dieu qu'il n'a fait que partager, ou que je suis un don que dieu lui a envoyé et qu'il a fallu me nourrir. Je n'ai pas bien compris s'il s'agit d'hospitalité ou d'une demande en mariage, mais peu importe, ça lui appartient. Je dis au revoir à tout le monde sous une pluie de sourires.
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