Dimitri_
- Alice
- Aug 14, 2024
- 6 min read
En cette journée de transition, avant de me diriger à l'est, je me suis résolue à prendre un guide pour une journée de marche dans les montagnes prés de Tashkent. Je ne sais pas trop ce que ça va donner, mais j'ai envie de sortir de la ville, de me retrouver dans un paysage différent.
Dimitri, ainsi s'appelle le guide, est un monsieur sur la soixantaine, qui fait presque deux mètres de taille, à première vue bien plus russe qu'ouzbèke. Il parle très bien anglais mais avec une cadence ralentie et un volume très haut, ce qui le fait rassembler à un personnage de dessin animé. Il est habillé comme un soldat au Vietnam et porte sur les épaules 70 litres de sac à dos, lui aussi à l'air très vintage. Je devrais peut-être commencer à m'inquiéter, mais le résultat est plus marrant qu'intimidant.
Sur le chemin pour atteindre le début du trek il me montre une série de lieux les plus intéressants les uns que les autres: il y a l'ancien "air field" de Tashkent où sont encore garés les avions qui ont servi à la guerre d'Afghanistan dans les années '90; un quartier de logements sociaux construit "par le président", au milieu de nulle part et pour les habitants des campagnes, remboursables à 1000 dollars par an pendant 20 ans; le parc "New Ouzbékistan", flambant neuf, autre monstruosité d'urbanisme sur le style de Shakhrisabz, jardin immense, bien rangé et complètement vide, en bord d'autoroute à l'écart du centre-ville; un complexe industriel chimique en progressif abandon depuis la fin de la période soviétique, qu'il définit "un spectacle post-apocaliptique", mais jamais comme quand une fumée orange s'échappait des cheminées; et pour finir, la fleuve Chirchiq, qui descend du lac artificiel de Charvak, réservoir d'eau de la capitale, avec sa ville construite dans les années '70 pour les ouvriers qui travaillent sur la digue. Après l'indépendance, il paraît que des groupes terroristes en provenance du Kirghizstan avaient pour objectif de la faire sauter en l'air, mais que l'œuvre acharnée du président Karimov a permis d'éviter le pire. Tous ces lieux sont immergés dans des hectares et des hectares de champs cultivés, avec une variété de productions impressionnante: ça va du blé aux pommes de terre, aux vignes, au coton, aux noisetiers et pommiers, et ce n'est qu'une partie car les plantations se font en rotation sur presque dix mois dans l'année.
Une heure après notre départ de Tashkent nous sommes déjà en marche. L'itinéraire est une boucle qui arpente le flanc de la montagne pour après redescendre dans la gorge creusée par le ruisseau Bulaksu. Dimitri dit que ce n'est pas un trek difficile, mais il s'inquiète quand même de savoir si j'ai un peu d'expérience. Il a emmené un bâton de marche en plus pour moi, que je prendrai sans discuter, malgré le fait que je ne sais pas m'en servir et qu'il va probablement me gêner plus qu'autre chose. Mais vu le personnage, il vaut mieux obéir, je me dis.
L'ascension démarre et je comprends rapidement que moi et Dimitri n'interprétons pas les mots "pas difficile" de la même manière. Surtout qu'il a pris un rythme bien rapide avec son mètre quarante-six de jambes. Nous nous arrêtons brièvement près d'un édifice qui rassemble à une école. Il me raconte, avec une bonne dose de nostalgie, qu'enfant il passait ses étés aux colonies des "Pionniers" du Parti Communiste dans des campements similaires à celui-ci. Je lui demande s'ils étaient réservés aux garçons ou pas, il me répond presque vexé que non, absolument pas, il n'y avait aucune discrimination de genre là dedans.
On continue l'ascension en silence, et ce n'est pas par volonté mais parce que je suis à blut de souffle. Prendre des photos est quasiment impossible, entre la fatigue, le bâton et le pas militaire de Dimitri. Il s'arrête de temps en temps pour me montrer les plantes qui poussent dans la forêt naturelle que nous traversons, une bonne partie desquelles est médicinale et encore utilisée pour la préparation de remèdes traditionnels. Et pour me rappeler, comme à s'excuser, qu'au printemps le paysage est bien plus joli avec les champs verts, les fleurs et les arbres bien touffus.
Au bout de deux heures et demi nous atteignons le sommet. La vue est belle, on aperçoit cinq des six chaînes montagneuses qui entourent Tashkent et la fleuve, d'un turquoise magnifique, tout en bas; il est vrai pourtant que le décor est aride et brut, et qu'il manque de la fraîcheur que j'ai pu espérer trouver pour me soulager de la chaleur de la ville. Je pouvais m'y attendre, dans un Pays où il a fait 50 degrés à l'ombre jusqu'à il y a un mois.
Nous redescendons un peu et nous nous installons au bord du ruisseau pour déjeuner. Dimitri sort du pain traditionnel, des concombres, des raisins sans pépins qui ne poussent que dans cette région, du fromage et de la viande, dont il s'empresse de dire que c'est du porc. C'est simple, et pour ça délicieux.
On mange presque en silence, jusqu'au moment où Dimitri se lève pour cueillir des mûres à ramener à sa fille, et me demande si je n'ai pas des questions sur l'Ouzbékistan. Je réponds très franchement que oui, mais que je ne sais jamais jusqu'où on peut oser demander aux gens d'ici. Le fait est que, au delà de l'histoire ancienne et fascinante de ce Pays, je ne peux pas m'empêcher de nourrir une curiosité mal avouée pour son histoire contemporaine, les années de l'URSS, l'indépendance, l'avant-après et l'aujourd'hui, les deux présidents, et qu'est-ce que les gens en pensent de tout ça, comment ils l'ont vécu. "Tu peux me poser toutes les questions que tu veux" - répond Dimitri en souriant.
Autorisée ainsi à déballer ma curiosité, c'est grâce à cette conversation que je commence à pouvoir rassembler les pièces du puzzle collectées jusqu'ici dans les maintes échanges eus avec les locaux.
Dimitri est né à Tashkent un mois et demi après le grand tremblement de terre de 1966. À cause de la succession des secousses, presque soixante, il vécut avec sa famille dans une tente jusqu'à la fin de l'année, et c'est sans doute pour ça qu'il aime le tourisme, dit-il. Après avoir passé l'enfance dans les Pionniers et la "YCL", la ligue de la jeunesse communiste, l'histoire continua son cours avec l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev d'abord et la désagrégation de l'URSS quelques années plus tard. Après que "Eltsin trahit les gens soviétiques", le président Karimov décida de déclarer l'indépendance le 31 août 1991, presque en même temps que les républiques environnantes. Suite à cela, les rivalités entre ethnies locales et la population russe qui vivait dans ces régions réfit surface et poussa beaucoup de membres de sa famille et de ses amis à vouloir quitter ces territoires et rentrer en Russie. Mais l'économie ouzbèke étant écrasée par une crise et une inflation sans précédent, les russes qui vendaient leur maison à Tashkent ne pouvaient pas se permettre, avec cet argent, de racheter une maison en ville en Russie, et finissaient par s'installer dans les campagnes sibériennes et vivre dans la pauvreté. Beaucoup d'entre eux y auraient même trouvé la mort. Dimitri dit avoir été voir un de ces villages, qu'il décrit comme sombres, gris et infestés par les loups la nuit tombée. Que ce soit un souvenir réel ou sa mémoire qui lui joue un tour, cela en dit suffisamment de l'atmosphère qui régnait pendant ces années-là. Il décida de rester à Tashkent, et le voilà trente ans après raconter sa vie à une touriste bien trop curieuse. Il ne va pas voter, car les élections, en Ouzbékistan, c'est du théâtre. Il a l'air las, Dimitri, et bien déçu de ce que le monde devient. Ça doit être comme ça quand on a y cru, à des idéaux.
Au soir je me balade à nouveau dans le centre de Tashkent. Peut-être car j'ai évacué le jet-lag et je peux me balader au soir sans avoir l'air d'un zombie, peut-être car cette fois je loge dans un quartier où les expats semblent bien plus nombreux, mon impression de la ville est différente qu'il y a trois semaines. Ce soir, Tashkent m'apparaît comme une ville moderne, à la multiculturalité bien assumée. Au restaurant, la toute jeune fille au cheveux roux qui sert aux tables vient me voir. Elle a dix-neuf ans, elle va commencer des études de langues étrangères et elle saute sur l'occasion pour s'entraîner avec les touristes. Elle est originaire de Namangan, dans la vallée de Fergana, et pour la toute première fois de sa vie elle a quitté sa ville pour venir travailler à Tashkent avant de démarrer la fac. Elle est ici depuis trois semaines et sa maison lui manque.
Encore une fois je suis épatée par les jeunes ouzbèkes, qui n'ont jamais pu voyager, qui sortent à peine de l'école ou pas encore, mais qui ont le courage d'aller taper la causette aux touristes car ils sont déterminés à apprendre les langues et à se construire un futur meilleur, et je leur souhaite tellement d'y arriver. En tout cas, si celles-ci sont les nouvelles générations, c'est une vague d'optimisme qui m'emporte quant au futur de l'Ouzbékistan.
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