D.I.E.U. et le Mélican_
- Alice
- Nov 6, 2018
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Saint Louis ne m'a pas éblouie comme j'espérais, en tout cas pas pour sa beauté. Il est indéniable qu'ici l'architecture soit plus raffinée que dans les autres grandes villes, on peut y trouver des charmantes façades ornées de balcons, témoins d'une élégance ancienne, quelque terrasse aux colonnes gracieuses. Mais pour la plupart ce ne sont que des façades assez anonymes, ou d'au moins c'est mon impression. La position du centre ville, sur cette île allongée et sableuse, est néanmoins particulièrement agréable. Le trafic et le bruit restent sur le continent, passé le pont Faidherbe la vie s'apaise et le temps se calme, tout prend le rythme du courant paisible de la fleuve.
Même les gens me semblent plus gentils, moins envahissants qu'ailleurs. Ils sont, tous, extrêmement fières de leur ville, première capitale du Sénégal, ancienne capitale de l'Afrique de l'Ouest, ville noble, ville qui a tout inventé, du thiebou diène au wax. Je loge dans la magnifique demeure coloniale de Marie, une dame exubérante dans le corps et dans le caractère, qui héberge quelques jeunes filles du quartier et les aide à aller à l'école en échange d'un coup de main dans l'entretien de la maison. Les seuls clients sommes moi et un autre italien, Claudio, voyageur solitaire aussi. Ce matin nous avons décidé d'aller ensemble voir Guet Ndar, le quartier populaire qui se trouve sur l'autre île au delà du centre ville.
Nous décidons de nous tenir à la route principale, pour ne pas déranger cette communauté de pêcheurs qu'on nous a dit être très soudée et réservée. Fait à peine quelque pas un monsieur souriant qui porte un ensemble batik et un chapeau en laine nous arrête. "Bonjour! Moi c'est Chair. Vous connaissez le mélican? Venez voir!". Le mélican serait donc un pélican qui a grandi dans le village en compagnie des moutons, en croyant être un mouton. "Regardez! Celle-ci est sa mère!" dit Chair en indiquant une brebis. Il y a en effet un pélican qui a l'air d'apprécier la compagnie des ovins, mais l'histoire reste bien farfelue. Chair insiste pour nous emmener visiter le village. Je regarde Claudio: il est évident qu'il ne fera pas ça pour l'amitié, mais c'est l'occasion de s'aventurer dans ce secteur qu'on n'aurait jamais osé franchir seuls. Nous décidons de le suivre.
Guet Ndar est un des lieux le plus densément peuplés du monde, avec 25000 habitants sur une superficie de moins d'un kilomètre carré que la mer est en train de ronger peu à peu. Ici les maisons sont louées à deux ou plus familles qui font des tournants pour pouvoir, au moins une nuit sur deux ou sur trois, dormir sous un toit. C'est flagrant dès qu'on pénètre dans les rues résidentielles, où une foule d'humains et animaux occupe chaque centimètre disponible. De temps en temps, entre deux draps qui sèchent devant les maisons, une porte entrouverte révèle des couloirs sombres et exigus ou des marches étroites et irrégulières qui mènent aux chambres à l'étage, stairways to heaven. Chair nous parle des poubelles que les espagnols on offert au village, des mariages, de la cohabitation pacifique entre islam et christianisme au Sénégal et, bien sûr, de la fête de la Tabaski qui approche: "Dans six jours!" dit-il tel un enfant de chez nous à Noël.
Nous traversons la rue centrale en direction de la plage et Chair nous montre un grand édifice beige et céleste, l'ancienne école primaire. Elle a été fermée suite à l'écroulement de la mosquée qui y était attachée à cause de l'érosion de la plage. Le débris du temple sont toujours visibles derrière le bâtiment, ceux d'une maison à côté aussi, et c'est une image d'une désolation inouïe. Sur une autre partie de la plage il y a des pirogues garées. Chair nous explique que les propriétaires ne donnent jamais leur propre nom aux bateaux, mais celui de leur femme, ou, encore mieux, celui de leur marabout. "Regardez : cela veut dire 'le marabout me montre l'existence de dieu' en wolof", il dit en indiquant les mots peints sur une des embarcations. "Yalla c'est le nom de dieu en wolof. En arabe, c'est Allah. D'ailleurs, sais-tu ce que dieu veut dire en français?! D.I.E.U., divinité invisible éternelle universelle!". Il continue en exprimant son étonnement quant au fait qu'il y ait des gens qui croient que l'homme descend des singes. "Comment est-ce possible?! Les singes il y en a encore aujourd'hui!". Je lui dis poliment que je préfère ne pas entrer dans ce genre de débat. Il poursuit néanmoins ses propos créationnistes, citant le Coran et la Bible comme source de documentation. Il se met même à répéter par coeur des vers de la Genèse, pendant une trentaine de secondes qui durent une éternité. J'en ai marre qu'on ne me parle que de religion. Je ne résiste pas et je lui demande s'il lit d'autres livres que le Coran. "Bien sûr! Moi je suis théologiste, moi j'ai tout lu, Coran, Bible, Torah, "Les vérités du prophète", "Le tour du monde en 80 prophéties" et même le Nouveau Testament. Je connais tout!. D'ailleurs, A.V.I.O.N., tu sais ce que ça veut dire? Appareil volant imitant les oiseaux naturels!".
Heureusement la conversation s'éteint et nous poursuivons la visite. Chair nous montre "la maternité" offerte, comme les poubelles, par les espagnols. Il est très content de nous indiquer l'appartement de la sage femme qui est maintenant disponible 24h/24. "Mais s'il y a des gros problèmes, elles doivent partir à la ville!". Le bâtiment, modeste, est peu plus qu'une grande maison. Dans la cour attendent des dizaines de femmes avec leurs bébés. Les pièces au rez de chaussée sont une salle de médication, le cabinet du gynécologue, la pharmacie dégarnie, une salle de repos post-accouchement avec deux lits sans draps, et des toilettes pas assez propres. Toutes les portes sont ouvertes, ça ne tient qu'à notre bon sens de ne pas déranger. Je suis étonnée qu'on ait pu rentrer aussi facilement; comme dans la rue, l'espace privé est une marchandise rare.
Après un crochet par l'atelier du boulanger nous nous dirigeons vers le séchoir du poisson. L'odeur l'annonce bien avant notre arrivée. Les poissons sont entassés dans des gros vases, certains couverts de sel et d'autres remplis d'un liquide rouge dense et visqueux. "Par ici, le poisson-chat! Et ça, la lotte! Là bas, de la raie!". Nous marchons parmi les conteneurs, en faisant bien attention à ne pas mettre les pieds dans les flaques. Le spectacle est immonde. "La fièvre typhoïde, on est vaccinés, non?" je demande à Claudio qui éclate de rire. Chair est ravi de nous montrer toute cette abondance. "Mais le poisson diminue, nous ne laissons pas assez reposer la mer! Et puis cette année il ne pleut pas encore, et moi je sais pourquoi! Parce que les gens ont été méchants, ils ont fait beaucoup des péchés!". Au diable le changement climatique. J'évalue rapidement ma conduite de ces derniers temps et je suis soulagée de constater que certes elle n'a pas été impeccable, mais je n'ai rien commis qui puisse justifier la responsabilité de la sécheresse en Afrique.
Nous marchons sur la plage jusqu'au fumoir, que nous traversons pour gagner la route goudronnée et revenir vers le village. Nous passons un cimetière militaire catholique et ensuite le cimetière musulman, une forêt désordonnée de piques en bois sur lesquels sont marqués, à la main, les noms des défunts. Le séchoir du poisson exhale ses miasmes seulement quelques mètres plus loin, dans une continuité mortifère inquiétante.
Nous revenons par le port, où des centaines de boîtes réfrigérantes isolées avec de l'argile attendent le retour des pêcheurs avec leur butin. Chair tient à nous montrer une dernière chose: dans une rue latérale un troupeau de moutons emballés dans des sacs de riz gisent par terre. Ils ont tous des tongues accrochées au cou. "Ils viennent d'arriver de Mauritanie. Sur les tongues il y a le nom et le numéro de ceux qui les ont commandés, ainsi chacun peut venir chercher le sien". En gros, un point de livraison Amazon.
Chair nous salue. Il ne veut pas d'argent, mais qu'on l'aide à acheter un peu de lait et de sucre pour le petit déjeuner. Il nous emmène dans une boutique de sa connaissance, je décide de survoler sur l'évidente combine, la visite a été plaisante et il mérite bien un remerciement. Le sachet que le vendeur nous tend finit par coûter la modeste somme de 12 euros. "Ce soir, la prière sera pour vous! Pour la santé, la prospérité, la famille!". Je le remercie, mais je le prie d'éviter de demander des enfants pour mon compte. On ne sait jamais que D.I.E.U. l'écoute pour une fois.
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