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Daoud (nom de fantaisie)_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Nov 6, 2018
  • 5 min read

Updated: Jul 4, 2019

Durant le transfert de Kafountine à Cap Skirring, hier, quatre touristes espagnols se sont ajoutés à notre petit groupe. En réalité Daoud (nom de fantaisie) est sénégalais, mais il vit en Espagne depuis douze ans et il se définit lui-même "murciano". Il écoute du rap à haute volume sur son téléphone et avec ses deux amies il a une fâcheuse obsession pour les selfies. Tout contexte est bon pour un click: devant un arbre, derrière un poisson grillé, devant le taxi, derrière un quarantaine de bières, à côté d'un chien errant sur la plage, avec la vieille dame qui travaille en ramassant des coquillages en longueur de journée, devant une tortue échouée et les vautours qui célèbrent leur festin dans sa carapace brisée. J'évite à tel point d'y apparaître que quand il regardera sa galerie dans un mois il se demandera s'il n'a pas rêvé de moi.


Ils ont trouvé des chambres dans le même campement que nous avions réservé. Elene et Marc se sont facilement mélangés au groupe, ça m'étonne un peu mais je comprends l'affinité entre compatriotes. Et puis on le voit, ceux deux-là sont des gens mondaines, à l'aise avec qui que ce soit, égaux à eux-mêmes, leur vie sociale coule de source. Moi par contre, le petit ours que je suis, je souffre assez. Mon équilibre relationnel à peine rétabli oscille périlleusement, je me sens à l'écart du groupe et, en plus, c'est une place que j'ai choisi toute seule. Hélas, malgré le fait que l'autre garçon soit drôle et intelligent, les filles ont des gestes aux dessus desquels je n'arrive pas à passer. C'est cette manière de crier "j'aime pas!" en jetant la cuillère dans le plat d'où nous mangeons à cinq. Cette manière de lancer dans le sable le bracelet que le vendeur sur la plage nous offre, de s'excuser à peine quand le cendre de la cigarette brûle un t-shirt. Cette manière de demander une donation de 60 cents pour payer les souvenirs mais le café qui en coûte 65 "chacun paye le sien!". La manière de négocier jusqu'à l'épuisement pour avoir cinq bracelets pour 1 euro 50 au lieu de 75 cents chacun. Et, surtout, celle d'attraper les enfants dans la rue pour prendre une photo comme s'il s'agissait de bêtes au zoo. Il ne semble y avoir que moi qui remarque ces détails toutefois, le problème est manifestement le mien. Mais en plus elles portent toutes les deux des petites tresses et ça ne contribue pas à ma bienveillance.


Ce matin j'ai pris donc du temps pour moi et j'ai été me promener sur la plage, puis visiter le village rural de Kabrousse. J'ai retrouvé mon rythme de marche et mon délai d'observation, j'ai pu à nouveau élaborer les impressions à ma vitesse. Je me suis aventurée jusqu'au bout de la route goudronnée et j'ai acheté du bissap, le délicieux jus de fruits d'hibiscus, chez une famille du quartier Nialon.


Rafraîchie par la pluie et la promenade, ce soir je peux aller dîner avec la joyeuse compagnie étant d'humeur suffisamment bon. Le minuscule restaurant en bois face à la mer est décoré de peintures tribales et portraits de Bob Marley. Abdul, le propriétaire, grille le poisson frais devant nos yeux et c'est un vrai régal.


Fini de manger je m'installe avec les garçons à une table à l'extérieur. Daoud est en train de raconter quelque chose à Marc qui, quand je m'assieds, me dit: "Tu sais, Daoud est venu en Espagne sur un canot en 2006". Daoud continue son récit et nous apprend qu'il s'est rendu jusqu'en en Mauritanie pour monter dans ce canot. De la centaine de personnes qui ont commencé le voyage il y en a eu 30 qui ont survécu au naufrage et qui ont pu être sauvées par un bateau espagnol, qui les a emmenés ensuite au port de Palma de Mallorca. Quelqu'un parmi les plus faibles était déjà mort dans le canot avant l'accident. "Tu as vu que je ne me baigne pas en mer? Je ne veux pas car ça a me rappelle ce voyage". Une fois aux Canaries la police a identifié les migrants. Daoud a menti sur sa provenance car on lui avait dit que les sénégalais étaient renvoyés directement au Pays, sous prétexte d'une situation politique trop stable. Il a fini pour rester, pendant cinq ans sans papiers. Sa mère est décédée entretemps et il n'a pas pu aller la voir. Maintenant il est en règle, il s'en sort en travaillant dans l'agriculture. "Ne crois pas que je sois arrivé en Europe et tout ait été magnifique d'un coup. Les gens d'ici c'est ça qu'ils croient, que les sous tombent du ciel en Europe. Mais si tu ne te bats pas tous les jours tu ne t'en sors pas là-bas!". "En Europe avec votre passeport vous pouvez aller partout, sans problèmes. Ici non, c'est difficile de voyager, c'est trop cher. Mais c'est en voyageant qu'on apprend, qu'on progresse, plus qu'en étudiant des années. C'est pour ça que quand tu demandes aux gens où tu peux aller on te demande où tu veux aller, car beaucoup ne savent pas eux-mêmes, car ils n'ont jamais pu bouger. On devrait permettre à tous d'aller là où on a envie, alors l'argent serait le même pour tous!".


En marchant sur la plage pour rentrer nous entendons des tambours. Dans un autre des petits restaus qui regardent la mer il y a une petite fête. Un vieux monsieur avec un borsalino blanc apparaît dans la nuit et nous invite à le suivre: "Allez, on va danser!". Les autres rentrent, moi j'y vais, Daoud vient avec. Sous la petite véranda des toubabs mangent à côté du groupe qui joue. Le vieux monsieur prend ma main et celle de deux autres filles et nous emmène sur la piste. Je tente de l'imiter, je me sens très gauche et après cinq minutes je n'arrive plus à tenir son rythme endiablé. Peu importe: l'Afrique pulse enfin sous mes pieds au son des djembés.


En rentrant Daoud rigole: "Toi, tout ce qu'il te faut c'est du temps. Reste encore un mois ici et tu ne vas plus partir!". Je rigole aussi, qui sait, ce ne sont pas toujours les aventures les plus faciles qui sont les plus mémorables. Et je me demande quand exactement une histoire comme la sienne, unique et égale à des milliers d'autres, est devenue familière. Quand pendant toutes ces années nous nous sommes habitués à l'idée que des êtres humains vivent ce que Daoud a vécu. Quand la tragédie est apparue à nos yeux et combien de temps il a fallu pour qu'on arrête de l'ignorer.



 
 
 

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