Deanne_
- Alice
- Nov 6, 2018
- 3 min read
Nous sommes à Abéné, un village de presque deux mille âmes couché le long d'une piste de terre rouge qui descend tout droit de la nationale pour se jeter dans l'océan. D'un côté et de l'autre de la route coule tranquille la vie des habitants, entre les quelques restaurants ouverts à horaires imprévisibles, le bar, les épiceries et les boutiques des tailleurs. On est tout près de la frontière, si près qu'à l'extrémité nord du village le téléphone se connecte au réseau gambien. La plage est infinie et brute; quand la marée est haute elle est complètement engloutie par les eaux, par marée basse elle est peuplée de troupeaux de vaches imperturbables. Ça paraît incroyable maintenant mais chaque année en décembre, à l'occasion d'un gros festival de folklore, il est presque impossible d'avoir une chambre ici sans réserver des semaines à l'avance. En cette saison humide il a suffit d'un coup de fil quelques heures avant notre arrivée.
Quand j'ai téléphoné à Deanne la première fois je n'ai pas remarqué son accent en français. J'avais imaginé une dame africaine assez âgée, une de ces mamans qui vendent les légumes dans la rue; ce n'est qu'au deuxième appel que je réalise qu'elle est étrangère, anglophone. La maison où elle nous accueille est assez loin du village, en retraite dans la luxuriante forêt de palmiers et arbres de mangue qui pourrait très bien avoir été un jour le paradis sur terre.
Deanne n'est pas non plus la toubab rousse en bermuda que je m'attends maintenant. Elle est une dame d'une soixantaine d'années, svelte, métisse, avec un sourire chaleureux et des dreadlocks tout fins qui bougent à chacun de ses mouvements comme les clochettes d'un carillon au vent. Elle est née et a grandi à Londres, son père venait du Ghana, son oncle a été une star de la musique de son Pays. Le seul fils vit aux Philippines et elle ça fait dix ans qu'elle est installée au Sénégal. Elle était partie un jour pour le grand tour des festivals de musique d'Afrique de l'ouest, elle a fini pour ne plus quitter la Casamance. Quand l'année passée elle a eu besoin de gagner de l'argent elle est retournée à Londres, a passé le permis et a conduit pendant quelques mois un bus à deux étages. De Londres elle emmène son thé et ses épices dont elle ne peut pas se priver.
La maison est petite mais magnifique, avec un salon rond au toit en poutres de bois et paille et un sol en ciment lisse gris foncé. Il y a une cuisine américaine où personne sauf la patronne peut entrer et des oeuvres d'art accrochées au mur. Deanne se plaît ici, malgré son français chancelant, la fobie des cafards et l'aversion pour les habitudes alimentaires des locaux. Elle n'a pas l'air d'être fort intégrée dans la communauté, mais plutôt de vivre un peu isolée dans sa maison de conte de fée. De tous les hôtes possibles, on est tombés sur une expat riche et hippie-chic.
Bien sûr, cela me suffit pour enclencher la prise de tête. Je remets en question la manière dont je suis en train de vivre ce voyage, je me reproche de ne pas être assez en contact avec les locaux, il est évident que je passe à côté de la véritable culture africaine, que je ne fais rien pour sortir du rôle de touriste occidentale qui m'agace autant. Si en plus je vais me fouttre dans des b&bs répertoriés sur booking.com, comment peux-je croire que tout ça s'ajuste?
Je ne sais toutefois pas m'empêcher de ressentir une fascination pour cette femme intelligente et insoumise, aussi douce et aérienne dans ses manières que têtue dans la poursuite de ses délires, certes assez farfelus même pour qui comme elle ne doit pas avoir beaucoup souffert d'anxiétés financières dans sa vie. Elle a beaucoup voyagé seule, elle a vécu les malaises et les réussites que je rencontre aussi. Ensemble nous remarquons comment la pluie, ennuyeuse et familière dans le nord de l'Europe, devient ici un spectacle d'eau et de foudres dramatique et irrésistible. Chez nous elle pousse les gens à se retrancher dans les maisons, ici elle permet à la vie d'exploser dans toute son exubérance.
L'atmosphère se détend, la conversation se relaxe, la curiosité se libère et au final je peux ajouter à mon tableau un autre point de vue sur ce Pays que j'essaie si désespérément de saisir.
Et je me demande alors si ce n'est pas en cherchant l'expérience idéale que nous passons à côté de l'expérience contingente, qui est la seule qui nous est donné de vivre. Si l'idéal sert quand même pour guider nos choix ou s'il nous fait vivre seulement un rêve de toute-puissance. Si ce voyage, qui parfois semble encore tant erroné et tant défiant, n'est pas venu pile poil au bon moment.
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