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Des matrioschkas mal assemblées_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Aug 13, 2020
  • 5 min read

Monika et moi débarquons à Tehran à 7h du matin avec une petite heure de retard, achevées par une nuit blanche sur des avions trop petits et des vols trop courts pour permettre ne serait-ce que de s'assoupir paisiblement. À la douane les seules files qui se créent sont celles des iraniens, au guichet des étrangers nous n'atteignons pas la demie-douzaine. Pleine de zèle je sors à l'avance le paquet de documents que j'ai emporté avec moi - visa, assurance voyage, réservation d'hôtel, copie du passeport. À écouter les guides on s'attend à rencontrer un officier levé de mauvais poil qui défoulera sadiquement son stress sur notre demande d'admission, et on se sent obligés d'avoir un peu peur. Mais un scan du passeport suffit, aucun timbre d'entrée est apposé. Ni vu ni connu, ignorées aussi au contrôle des bagages à la sortie, nous entrons en Iran sans gloire ni la moindre difficulté, sauf réussir à ajuster le voile sur nos têtes sans avoir l'air de deux matrioschkas mal assemblées.


Une douche et une sieste après nous sortons pour la première promenade au centre ville. Le réceptionniste de l'auberge nous a prévenues que nous sommes arrivées à Tehran le deuxième jour d'Achoura, la fête plus importante du calendrier chiite, et qu'à cause de ça nous trouverons les commerces fermés et tout le monde habillé en noir. Sur la nature de cette fête les gens paraissent un peu confus, au moins ceux qui viennent nous voir pour nous saluer. Certains évoquent des guerres, d'autres des funérailles, d'autres un héros à commémorer, mais la confusion vient peut être d'un mix d'anglais chancelant et d'excès d'enthousiasme. La fête célèbre en réalité le martyr de l'Imam Hussein survanu il y a plusieurs centaines d'années, et c'est l'occasion pour les hommes de défiler en s'autoflagelant - gentiment, il faut préciser - au rythme lent et écrasant des grosses-caisses. Tandis que les femmes endossent, le temps de deux journées, le chador à la place du voile léger qui laisse voir les cheveux, certaines familles distribuent gratuitement à boire et à manger dans la rue pour s'attirer la bienveillance de Dieu.


Nous hésitons encore à prendre des photos, ne sachant pas ce qui est licite ou pas d'immortaliser, quand un groupe de jeunes garçons prend les choses en main en nous demandant un selfie. Suivent une jeune fille aux yeux en amande qui revient deux fois, trois générations de femmes, d'autres jeunes hommes amis des premiers, une maman qui demande à sa fille de poser pour nous, des policiers qui ne veulent pas de photo mais juste dire bonjour, et un nombre non quantifiable de "d'où venez-vous" en farsi. Je me demande si on nous voit comme un porte-bonheur ou si un selfie avec les touristes curieuses compte comme bonne action. Ou est-ce juste de la pure curiosité?

Un monsieur devant une casserole qui fait la taille d'une roue de camion distribue de la soupe. Il nous appelle pour qu'on en goûte, et il nous fait passer devant les autres femmes qui font la queue, longue, malgré notre insistance pour attendre notre tour. La soupe est bonne et chaude, trop chaude en ce jour d'été pour nous qui ne vivons pas avec un voile et des manches longues quoi qu'elle soit la saison.


Peu après le monsieur quitte le coin de rue en compagnie d'une femme, de la casserole posée sur une brouette, et d'autres jeunes hommes. Elle, en nous voyant, nous fait signe de les suivre: "Come to my home, chaï, chaï!". En un regard Monika et moi comprenons qu'il n'y aura pas moyen de refuser ce thé. Il paraît qu'en famille ils ont fait le voeux d'accueillir, une fois par an à l'occasion de l'Achoura, des invités étrangers dans leur maison, et que pour 2019 ce sera nous.


Madame nous fait installer dans le canapé rococo recouvert en plastique de son salon, où trois enfants jouent aux constructions. À l'aide de Google Translate option vocale l'homme commence à nous expliquer lequel est son fils et lesquels les cousins. Rapidement le salon se remplit, arrivent sa femme, son père et son frère célibataire, le neveu à la peau trop foncée qu'on appelle Africa, un cousin, la soeur de la mère, la mère des deux autres enfants et bouc émissaire de toute la famille quand il s'agit de blagues à propos de son tour de taille. Commence alors une conversation surréaliste où Monika et le fils prennent le téléphone chacun à leur tour pour dicter une phrase qui sera systématiquement traduite de manière créative par l'application. Pour compliquer encore un peu l'affaire, l'épouse, la mère et la tante interviennent en criant en persan toutes les deux lignes. Les décibels dépassent rapidement le niveau légal d'un chantier autoroutier.


Je regarde la scène sans avoir la force de parler dans ce chaos. Je suis bien contente que ce soit Monika qui est au centre de l'attention, malgré la crainte de passer à côté de ces rencontres. C'est comme être devant la télé. La conversation continue sans moi, on nous parle du sang de l'Imam, de la foi en dieu, de l'honneur à rendre aux combattants morts pour défendre la Nation. Je me distrais et en une seconde on en arrive à négocier notre collaboration dans l'ouverture d'un b&b dédié au tourisme italien dans un quartier historique de la ville, pour remédier au chomage généralisé de la famille. Entretemps passent dans nos mains un thé au safran, des biscuits au chocolat, du lait salé, un bol de riz aux raisins, un jus de cerises et une infusion froide de graines de basilic; on nous offre des fruits mais on parvient à contenir les dégâts.


Dix-sept photos après nous réussissons à nous congédier. Nous allons retrouver la soeur d'un ami iranien de Bruxelles, sa fille et deux amis qui vont nous accompagner pour une balade.

Ils sont tous habillés en couleurs, une des jeunes femmes a le voile à peine posé sur la tête et laisse les longs cheveux bouclés descendre aux côtés du cou. Elles s'inquiètent de connaître nos envies et nous proposent soit d'aller au Grand Bazar, soit d'aller retrouver les derniers défilés du "Carnaval". "Pendant ces jours de fête, - elles expliquent peu après en souriant - ces "holy" (haussement de sourcils) days, les gens pensent pouvoir demander des trucs à dieu. C'est les gens du Carnaval...". Plus tard on visitera un temple à Tahjir où pour rentrer on demande aux femmes de porter le chador, ou alors de se cacher sous des draps de lit kingsize le temps de la visite. La mère refusera de nous accompagner, en nous laissant jouer comme des enfants avec ces accessoires improbables sous son oeil bienveillant. Nous rigolons de notre maladresse, mais le spectacle des ces centaines de fantômes assis sous le toit de cristal de la salle de prière je vais devoir l'élaborer tôt ou tard.


Ce soir je repense à mon voile et je me dis que demain je remettrai celui d'hier, plus confortable. Sauf qu'il n'y a pas d'hier, car nous sommes en Iran depuis à peine une vingtaine d'heures. Elles ont été tellement intenses qu'on dirait presque vingt jours.

Je sens que cette journée, si dense de vécus et de rencontres, avec ses blancs et ses noirs, ses confirmations et ses surprises, n'a fait que me donner un petit goût du rythme auquel vit ce Pays, aussi puissant que délicat, aussi fervent que rebelle, tendu entre deux opposés. Dix jours à ce rythme, il va falloir assurer ma vieille.



 
 
 

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