Droit dans les yeux_
- Alice
- Aug 13, 2020
- 3 min read
Les iraniens te regardent droit dans les yeux. Homme ou femme, inconnu ou pas, ils ne baissent jamais le regard en premiers, qu'il te surprennent à les observer ou qu'il t'observent eux mêmes. Si tu parviens à le soutenir assez longtemps, des visages jaillissent des sourires chaleureux. Ils sont ouverts, doux ces sourires, il y a dans leur franchise quelque chose d'impudique à nos yeux d'occidentaux qui marchons en louchant sur la pointe de nos chaussures.
Alors qu'on essaie de déchiffrer les indications que le libraire nous a donné en persan, H. se retourne et s'adresse à nous en italien: "Je peux vous aider?" dit-il. Il a un regard profond et amusé, il est iranien mais vit en Italie depuis des années et il a été voir un ami à Bruxelles il y a quelques semaines. Il est guide touristique et vendredi il part avec vingt-cinq clients pour un tour du nord-ouest. Il nous demande quelle est notre feuille de route et quatre minutes après il nous a déjà donné deux contacts et toutes les instructions nécessaires pour sortir des sentiers battus et aller voir le coucher du soleil dans le désert près de Kerman. Encore quelques pas et on se dit au revoir, avec un regard qui dure un instant de plus que prévu et dont je serai éperdument amoureuse pour les prochaines vingt-quatre heures.
Les iraniens finissent toujours par t'offrir quelque chose, que ce soit un thé, une course en taxi ou une connaissance qui va prendre soin de toi à ta prochaine étape. Ça va tellement de soi, au point qu'on s'aperçoit à peine qu'ils sont en train de payer à ta place, au point où, l'espace d'une journée, on s'habitue à rencontrer les amis des amis des amis et il ne faut pas en savoir plus pour leur accorder une confiance aveugle.
L. est une amie d'un ami d'un ami qui n'a pas hésité à me joindre pour me proposer de nous rencontrer quand elle a su que nous arrivions à Tehran. Elle porte les cheveux courts et un rouge à lèvres aussi bordeaux que son voile, qui descend sur le décolleté que le débardeur noir laisse entrevoir. Ses traits sont intenses et délicats, elle émane cette assurance paisible et puissante des femmes qui mènent leur révolution personnelle par les actes anodins du quotidien - ou ceux qui peuvent nous paraître tels - comme s'habiller. Son ami M. nous rejoint et, après un thé sur le bord du bassin au Parc des Artistes, nous dînons tous les quatre dans un resto près de l'université. On parle de la vie à Tehran, de la situation politique, de la ferveur religieuse et des voyages impossibles à l'étranger, des soirs de fête à la maison et des voisines trop curieuses. À la fin de la soirée ils nous ont pratiquement persuadées de laisser tomber notre itinéraire des grands classiques pour dévier vers l'ouest direction Kurdistan. Raconter d'avoir voyagé au Kurdistan nous rendrait extrêmement cool là-bas en Europe, mais nous décidons d'y dormir dessus et y réfléchir le lendemain. Il nous suffit de savoir qu'il y a un ami à Kermanshah qui sera ravi de nous faire de guide dans la région.
Les iraniens te serrent fort la main, et puis ils te serrent fort dans leurs bras pour dire au revoir. Énergique, protectrice, l'étreinte te donne le courage pour t'éloigner et une envie irrésistible de revenir. Déjà après quarante-huit heures et un Pays entier encore à découvrir.
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