Enfin, Samarcande_
- Alice
- Aug 14, 2024
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En trois jours et demi à Boukhara j'ai eu le temps de prendre mes petites habitudes. J'ai mon vendeur attitré de bouteilles d'eau, un gentil monsieur tout menu, qui m'appelle avec des grands gestes à chaque fois que je passe par la place principale; je dis bonjour au gérant à chaque fois que je passe devant le hammam, il a été ravi de savoir que moi aussi par métier je masse les gens (j'ai excessivement simplifié, mais les psychomotriciens là dehors le comprendront); j'ai mes adresses préférés, resto, café, magasin de souvenirs, banc pour me poser, mêmes à la galerie d'art j'y suis retournée deux fois. Je me sentirais bientôt chez moi si le temps de reprendre la route n'était pas venu.
Va savoir quelle autre séparation non réparée cet au revoir me rappelle, le fait est que j'ai les larmes aux yeux en quittant le centre historique pour me rendre à la gare. La suite du voyage me préoccupe un peu, les prochains jours ce sera Samarcande, mais après? Le plan que j'avais de passer trois jours à marcher dans les montagnes semble s'envoler, de toutes les agences que j'ai contacté aucune a prévu des départs en groupe auxquels je pourrais me joindre, et louer la voiture et le guide seule signifie payer des prix exorbitants. Je vais aller comme prévu à l'est, dans la vallée rurale de Fergana, mais il va me rester deux ou trois jours à planifier et j'hésite. Je pourrais pousser mon chemin jusqu'à Termez, tout au sud, avant de retourner à Tashkent, il paraît que les sites archéologiques autour de la ville sont les plus anciens du pays et parmi les plus exceptionnels. Ça me permettrait d'être dans la capitale le premier septembre et d'assister aux celebrations du jour de l'indépendance, mais ça voudrait dire passer deux nuits sur trois dans le train, et il faut le faire. Je n'ai pas envie de courir, ni de tourner en rond. M'écouter cette fois-ci va être une tâche délicate; c'est là, dans ces transitions, que voyager seule présente le vrai défi.
L'angoisse s'apaise une fois lancée à grande vitesse sur la ligne ferroviaire qui mène à Samarcande. Une chose à la fois, pour ce soir il s'agit de trouver l'auberge, m'installer, et foncer droit au Registan. Le reste peut attendre.
Le Registan était sur la couverture de ce magazine qui traînait à la maison quand j'étais une enfant. Le reportage racontait du voyage de je ne sais plus qui sur la route de la soie, en camping-car, et un des incontournables était forcément Samarcande. C'est en regardant ces photos, au tendre âge de huit ou neuf ans, que j'ai promis à moi-même qu'un jour je la verrais de mes yeux.
Arrivée à la gare, j'évite comme j'ai pris l'habitude de faire les taxis qui se précipitent sur les touristes et je découvre, juste en sortant de l'enceinte, un tramway à l'arrêt. Je suis surprise, je n'avais pas notion que des trams circulaient en Ouzbékistan. Une recherche rapide sur internet m'apprend que l'une des deux lignes a son terminus dans la vieille ville, à deux pas de mon hébergement. Je décide d'attendre, malgré les chauffeurs qui essaient de me persuader que nul tram va dans le centre.
Malheureusement, au bout de 20 minutes ma ligne n'est pas encore arrivée; je me résigne donc à chercher une voiture. Un monsieur me propose la course à 25.000 soums, que je refuse car j'ai lu qu'elle est censée être beaucoup moins chère. Il descend à 20.000, en prétextant, à juste titre il faut avouer, que ça fait moins de deux euros. Impitoyable, j'encheris. Je lui dis qu'en effet c'est pas cher, mais que c'est un prix pour les touristes. "C'est combien pour les ouzbèkes?", je demande. Il sourit, amusé, et descend à 15.000 soums.
Bien évidemment, pour ce prix là pas question de m'emmener jusqu'à la guesthouse, il me lâche devant le Registan. Fair enough, c'est moi qui ai engagé le bras de fer et il faut accepter de perdre. C'est à moins de 15 minutes à pieds de toute façon.
Je passe devant la place en jetant à peine un regard. Ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé ce rendez-vous. Je marche discrètement, je ne veux pas que Registan me voie en sueur, décoiffée avec mes sacs sur le dos. Je reviendrai pomponnée comme il se doit pour ce moment spécial.
La rencontre tant attendue me tardera encore. Cette fois-ci ce n'est pas une mais deux auberges que je changerai, car les chambres sont affreuses. Par contre, aucun remord aujourd'hui, le cœur se durcit vite sous les coups des déceptions. Exaspérée, j'opte pour un hôtel cher mais au prix encore ridicule pour nos standards européens. Il n'est guère chaleureux, mais le lit est propre et il n'y a pas de rouille dans le plateau de la douche ni d'insectes derrière le porte-savon.
Vingt minutes après, habillée de mon sarouel préféré, je suis enfin au Registan. La lumière du jour s'estompe, la place est sombre mais majestueuse. Puis à 19h30 pile, soudainement, les lumières s'allument sur les façades des madrassas, et c'est un spectacle à couper le souffle.
Je m'assieds au centre des grandes marches qui font face à la place, et là les larmes reviennent pour la deuxième fois dans la journée. Je les laisse couler: ce soir, ce sont des larmes de joie.
Enfin, je suis dans la photo.
Enfin, Samarcande.
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