Il était une fois un roi_
- Alice
- Aug 13, 2020
- 3 min read
Il était une fois un roi d'un règne incommensurable qui aimait changer de résidence au changer de la saison. En été il fuyait la chaleur dans les montagnes près de la Mer Caspienne, en hiver il allait profiter des températures douces des hauts-plateau du midi. Entre les deux il s'arrêtait au beau milieu de son règne, là où il était facile pour les gens des quatre coins de celui-ci de le rejoindre, et pour s'y sentir chez soi y fit construire un palais, le palais le plus fabuleux qu'on puisse imaginer.
L'édifice était soutenu par une forêt de colonnes couronnées par des statues de double griffon, les murs étaient recouverts d'or et de jade aussi polis qu'on pouvait y voir son propre reflet, les portes et les couloirs décorés de bas-reliefs raffinés, allégories du pouvoir et de la bonté du roi. Le toit en bois était peint en vert d'émeraude et les jardins remplis de fleurs et plantes merveilleux; à l'entrée, quatre créatures mythologiques au corps de taureau, ailes d'oiseau et tête d'homme accueillaient les visiteurs, salués par des inscriptions murales en trois langues.
Car c'était ici que le roi allait fêter le nouvel an, que dans son règne tombait à l'équinoxe de printemps, et ses gens venaient se joindre à lui pour célébrer dans ce lieu enchanté le début d'un nouveau cycle. Ils emmenaient en hommage les spécialités de leur pays: l'or le plus pur, les bêtes les plus vigoureuses, les épices les plus parfumées. Certains venaient en marchant à pieds nus, car ils n'avaient pas de quoi se procurer des chaussures, mais ils arrivaient toujours à remédier un cadeau digne de sa majesté. Les fêtes duraient des jours et encore des jours, et le roi aimait voir ses invités prendre du bon temps, bien manger et bien boire, danser, chanter, jouir, se livrer à la joie et à la vie qui reprenait ses forces après le rigide hiver. C'était un bon roi, un roi généreux, et tellement puissant que personne n'aurait jamais osé défier son règne. La paix assurée, la fête pouvait battre son plein à Persepolis. Jusqu'au jour où un autre roi nommé Alexandre arriva...
C'est plus ou moins ainsi que notre guide nous a présenté les choses lors de la visite des ruines de Persepolis ce matin. Je ne pourrais pas jurer sur la fiabilité historique des informations, mais en fin de compte c'était amusant. Le site, qui a maintenant à peu près 2500 ans, laisse imaginer une beauté et une finesse embarrassantes. Les bas-reliefs qui représentent les délégations en visite sont incroyablement détaillés : chaque groupe est habillé à la mode de son pays, même les parures des chevaux ont été respectées, et les traits des visages changent de l'un à l'autre selon l'ethnie. Il n'y a que des hommes qui sont représentés, sauf quelques figures féminines placées au centre des roues des chariots pour symboliser la centralité de la femme dans l'univers, paraît-il (mais ça me semble une explication bien ajustée, ou un bien maigre prix de consolation, si je peux). L'ensemble du site est en médiocre état, mais on voit l'effort pour le récupérer et le rendre plus accessible et profitable pour les visiteurs depuis que l'Unesco l'a pris sous son aile protectrice il y a quelques années. Un jour il sera valorisé à son hauteur, j'en suis certaine.
Ce soir on prend le départ direction Yazd, ville unique en Iran, porte du désert et capitale de la culture zoroastrienne. Ce sera notre dernière étape, le voyage touche à sa fin, mais on a encore trois jours entiers et parfois c'est sur la fin que les plus belles surprises nous sont livrées. Je l'espère, le retour à la réalité me fait peur. Il faudra s'occuper à nouveau des affaires que j'ai coupablement et en exprès ignoré pendant ces dix jours, de tous les bouleversements que, un peu par envie, un peu par nécessité et un peu par coup de tête, j'ai amorcé pendant l'été. Il faudra les assumer et les gérer, et même les mener à bien si possible, et l'idée me met la trouille.
Il va falloir grandir et dire adieu, recommencer sans tout jeter, faire le deuil d'une Alice que je ne connais plus, en la remerciant pour s'être battue tout ce temps pour me protéger tout en lui faisant comprendre, sans qu'elle se vexe, que nos chemins se séparent ici, dans un bus qui court la nuit sur une route cachée dans les montagnes dépouillées de l'Iran.
Comments