Le jour, toutes les voitures sont blanches_
- Alice
- Aug 14, 2024
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Le patron de l'auberge a proposé de m'accompagner lui-même à l'aéroport très tôt ce matin. Le tarif est évidemment abnorme par rapport à ce que reviendrait d'y aller en taxi, mais à cette heure là et logeant dans un quartier résidentiel calme et plutôt uppé je ne vois pas comment je pourrais en trouver un. La question d'appeler ne se pose même pas, faute de langue utile à communiquer dans ce Pays.
Au moins lui il parle anglais et nous pouvons entamer une vraie conversation, la première depuis que je suis arrivée. On discute d'abord du tour de la mer d'Aral que je commencerai demain, puis les échanges virent sur le vodka, la langue karapalque, la vie ouzbèke et bien sûr l'avant/après URSS. De ce que je comprends, le premier président ouzbèke apres l'indépendance, Islam Karimov, était déjà chef du gouvernement soviétique de la région. Selon mon chauffeur, il a pensé que changer un système qui fonctionnait n'aurait pas valu la peine, et l'Ouzbékistan à continué à fonctionner comme une "petite URSS". Sauf qu'ils ont changé d'idée à propos du pognon, se disant que tout compte fait c'était pas si sale que ça. C'est avec le deuxième président que le Pays a commencé à réellement évoluer, pour le meilleur et pour le pire. Il m'explique par exemple que sous le premier gouvernement, encore communiste, la religion restait interdite d'un point de vue formel. Le deuxième gouvernement a changé radicalement de position et a autorisé la foi musulmane. Depuis, de plus en plus d'ouzbèkes y adhérent et la prière vit un regain de popularité, tout comme le port du voile stricte. "Tout ça, - il me dit - c'est pas notre culture. Les femmes ont lutté pour leurs droits il y a trente ans, et maintenant elles en veulent pas de ces droits, elle veulent rester à la maison avec les enfants...c'est pas ça notre Pays!".
Ce genre de conversation est toujours compliqué, je ne peux pas savoir dans quelle mesure les conversions sont fruit d'une propagande relativement récente ou si ces familles avaient simplement vécu leur foi dans l'intimité du foyer à cause des interdits, et j'essaie toujours de faire la part des choses avec mes préjugés et les clichés; mais peut-être que ce sentiment d'aliénation, d'entre-deux suspendu que j'ai ressenti à Tashkent, pourrait se reveler quelque chose de plus qu'une fantaisie de gringa. J'ai envie d'en apprendre un peu plus sur les mouvements féministes ouzbèkes.
Parmi les choses qui n'ont pas changé, mon chauffeur mentionne les accords internationaux pour l'achat de certains biens, comme les voitures. L'Ouzbékistan ne possède pas d'industrie automobile, l'importation est une nécessité. "Maintenant c'est General Motors, avant c'était autre chose, mais c'est pareil!". Je saute sur l'occasion pour lui poser la question qui me tourne en tête depuis deux jours : il faut savoir qu'à Tashkent toutes les voitures sont blanches, ou d'au moins un pourcentage suffisant pour me donner envie de dire "toutes". J'essaie d'imaginer une raison, je me doute qu'il s'agit encore une fois des posthumes de l'âge soviétique, mais quoi exactement? "Les soviétiques - il répond - trouvent qu'avoir beaucoup de choix n'est pas une bonne chose. Donc, les voitures sont disponibles en deux couleurs, blanc et noir. Si t'aime pas le blanc, tu prends le noir, si tu aimes pas le noir, tu prends le blanc. C'est très simple!". J'ai ma réponse, il fait trop chaud à Tashkent pour conduire une voiture noire.
J'arrive donc au terminal des vols domestiques de bonne heure, mais il y a déjà foule. Je découvre que des vols partent pour toutes les principales villes du Pays, en gros le lundi matin tu peux avoir un avion pour n'importe où en Ouzbékistan entre 6h45 et 7h30. C'est pas bête, au moins c'est fait et on n'y pense plus. Ce ne serait pas un problème si l'aéroport ne consistait pas en un gros hangar à moitié dédié au check in et à moitié aux embarquements, chacun composé de quatre guichets et quatre écrans, et si les ouzbèkes avaient un peu plus de goût pour l'acte de faire la queue. L'enregistrement est en théorie partagé sur les quatre comptoirs, comme bien annoncé sur les écrans; persuadée que ça se passera comme dans un aéroport quelconque, je me range dans la queue sous l'écran affichant Nukus.
Pauvre ingénue, la situation m'est vite claire: les queues sont complètement mélangées, devant les comptoirs elles se relâchent et se transforment en un troupeau de gens désordonné. Le but du jeu est de mettre son bagage sur un des tapis roulants avant les autres pour s'accaparrer sa place. Mon vol décolle dans un quart d'heure et je n'ai toujours pas ma carte d'embarquement, mais ça ne me semble pas un problème à vrai dire.
Du côté des embarquements c'est, si possible, encore pire. Après avoir présenté le billet à une agente qui y appose un énième tampon, un monsieur accoudé sur le scanner crie des choses que je ne comprends pas, mais qui ressemblent fortement à "vite, avancez, allez, on y va". Les sacs passent inobservés dans la machine, sans besoin de sortir les ordinateurs, les liquides et compagnie, en un clin d'œil je suis de l'autre côté. Aucun écran qui récapitule les départs ni les portes d'embarquement, mais il faut avouer que vue la taille de la pièce et les quatre seules portes ce serait probablement superflu.
Les vols pour Fergana et Boukhara sont affichés au dessus des comptoirs, le mien pas encore mais ça me semble logique car il est prévu plus tard. J'attends, les deux destinations disparaissent des écrans, l'embarquement a dû se terminer. "Bientôt mon tour", je pense. Les stewards continuent de crier "Fergana!!! Boukhara!!!" à le recherche des passagers manquants. C'est surprenant mais ça va encore, je garde les écrans à l'œil, mon vol va apparaître. Puis d'un coup un steward crie "Urguench! Urguench!!!", sur quoi la moitié de la salle se précipite au guichet. Je ne comprends plus rien, Urguench n'est affiché nulle part...je commence à m'inquiéter, pour absurde que ça puisse paraître je vois très bien comment je pourrais louper mon vol en n'ayant que quatre portes et en l'espace d'une trentaine de mètres.
Finalement Nukus est appelé sans qu'il soit pas non plus affiché, je me roue alors avec les autres passagers après le steward qui marche vers la porte, qu'on espère être le bonne. Il n'y a pas de queue, on est en face du type et on se lance des regards noirs pendant qu'on essaie de glisser notre carte d'embarquement dans ses mains avant nos voisins. J'y arrive, ça y est, je suis dans le bus. Je suis la reine du monde.
Une fois à bord c'est un vol tout à fait ordinaire et tranquille. L'homme assis à côté de moi près de la fenêtre fait la taille d'un ourse brun. Plusieurs fois durant le voyage il aura des gestes polis envers moi, il ramassera ma tasse, mon verre, sans engager aucune conversation. Durant l'atterrissage il tapera sur mon épaule en indiquant la fenêtre, comme à vouloir partager la vue, juste avant de se pencher sur la vitre et la cacher complètement. C'est pas bien grave, je me dis. On essaie.
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