top of page
Search

Les mains vides et la mer calme_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Aug 14, 2024
  • 5 min read

La guesthouse que j'ai réservé à Boukhara est cachée dans une allée étroite et dépouillée, une pancarte délavée l'annonce au coin de la rue principale. Arrivée devant la porte de garage qui est l'entrée, j'essaie de la pousser mais elle est verrouillée. Une dame toute maigre avec un foulard rouge est occupée à balayer le sillon qui traverse la rue (les ouzbèkes passent leur temps à balayer tout et n'importe quoi, dehors comme dedans, le carrelage comme les trottoirs et parfois même les pierres). En m'entendant elle lève la tête et m'adresse quelques mots. Bien sûr, je ne comprends pas, elle les répète donc plusieurs fois puis, embêtée, elle me rejoint devant la porte et appuie sur la sonnette, marmonnant ce que je parie être des injuries à destination de cette idiote qui ne parle pas russe. Une voix de femme répond de l'intérieur, ma sauveuse répond "turista!" et s'en va, en me laissant poireauter devant la porte.


Quand elle s'ouvre, enfin, c'est une dame petite et toute en rondeur qui est derrière. Elle sourit en balançant un "Hello!", mais c'est un sourire fatigué qui semble un peu forcé, j'en suis à me demander si j'étais attendue ou pas. La cour de la maison, que les photos montraient joliment décorée et fleurie, est sèche et poussiéreuse. Il n'y a aucune trace de la belle table-divan qui promettait des soirées douces sous la vigne. Ça commence très moyennement. Je demande, grâce au traducteur Google, si la porte d'entrée est toujours fermée; la dame me répond que non, elle est toujours ouverte pour que les clients puissent aller et venir en liberté. J'en déduis que je suis la seule cliente pour cette après-midi.


La chambre qu'elle me montre est certes propre mais a triste mine: les murs sont sombres, le tapis au sol délabré, le pommeau de la douche est cassé. La dame se limite à sourire un nouvelle fois et me dit seulement "passeport, after". Juste avant de partir elle se retourne pour s'assurer qu'il y ait des serviettes, elle en trouve sur la vieille étagère au dessus du lit. Va savoir depuis combien de temps elles sont là.

Je suis déçue. Comment ai-je pu me tromper autant? Cette guesthouse n'avait que des avis enthousiastes en ligne...je pense à mon anniversaire qui arrive dans deux jours, je ne me vois pas le passer là. Je fais une recherche rapide et je réserve une chambre plus chère dans un hôtel en plein centre, je remets le sac sur le dos et je descends. La dame est surprise, elle essaye de m'empêcher de partir, je cherche à lui expliquer que la réservation est garantie et qu'elle sera dédommagée, hélas elle ne semble pas comprendre, elle s'agite. Je pars quand même, le cœur lourd, alors qu'elle continue à argumenter. Je me sens un monstre. Mais n'ai je pas droit de ne pas sentir un lieu, surtout seule à 6000 kilomètres de la maison? Et pour mon anniversaire en plus! Néanmoins, c'est l'un de ces moments où la destinée de la Terre entière me semble réposer sur mes épaules, et je me raconte déjà que la dame va mourir de faim, ruinée à cause de ma lâche fuite.


Sur la route de l'hôtel je relis les avis sur la guesthouse. Tous les clients sont ravis de l'accueil de la famille, il y en a une qui dit avoir passé cinq jours de rêve avec la dame et sa fille, au point qu'elle en ressent le manque. Elle joint des dizaines de photos des trois, à table, devant un bol de thé, assises sur un joli tapis, enlacées les unes dans les bras des autres. Ça a l'air un peu trop parfait, mais ça suffit pour que le doute s'insinue dans mon esprit: aurait-je gâché THE chance de vivre un séjour authentiquement authentique, celui que tous les Voyageurs recherchent, celui qu'il faut cocher pour pouvoir dire d'avoir Vraiment Voyagé? L'hôtel n'a pas l'air aussi chaleureux, mais il est décoré avec goût, rénové, et a une belle terrasse avec vue sur la ville. Est-ce qu'avoir envie de confort fait de moi une mauvaise personne? Ou, pire, une touriste? Ma réputation est ruinée à jamais, sans parler de mon voyage.


C'est avec toutes ces ruminations dans la tête que j'entame la première promenade dans Bukhara. En plus je viens de voir, sur le profil d'une fille qui a été ici environ deux semaines avant moi, des vidéos où elle raconte n'avoir jamais passé plus d'une demi-journée seule dans son périple, le tout assaisonné de selfies souriants avec les compagnons de chaque étape. Mince, elle a coché l'autre case du Voyage Solo Réussi, partir en solitaire et revenir avec plein de nouveaux potes. Eh ben, moi qui ai dîné seule trois soirées sur trois à Khiva, je suis vraiment en train de le rater ce voyage, on dirait...

Heureusement que l'âge est de mon côté et la sagesse de mes premiers quarante ans me permet de comprendre qu'il est venu le temps d'une pause, pour le corps et pour le mental. Je m'assieds dans la place principale, je contemple les belles façades et j'attends. Ça va se calmer.


Autrefois un incident comme celui-ci m'aurait gâché le sommeil un bonne semaine durant, mais ce n'est plus le cas. Une femme qui part seule à l'autre bout du monde à le devoir moral, aux yeux de l'opinion publique, de faire une expérience parfaitement exceptionnelle, hors du commun, le highlight d'une vie entière, autrement pourquoi partirait-elle? Si ce n'est pas ça, c'est évidemment d'une tristesse absolue. Heureusement que les réseaux sont là pour nous aider à façonner ces voyages incroyables...


La pression, en étant une femme qui voyage seule, peut être lourde à porter. J'en ai reçu des commentaires avant de partir, qui me déversaient dans les bras le poids des attentes: "ah, mais toi tu sais ce que ça veut dire voyager!", ou "tu vas rencontrer tellement de monde, ce sera trop génial" ou carrément "tu vas rencontrer quelqu'un, je le sais, ça se ressent!", et ainsi de suite. Si tout ça n'arrive pas, que vais-je raconter? Vais-je oser revenir les mais vides? Comment justifier le moment venu que j'ai, tout simplement, fait un beau voyage? N'aurais-je pas un peu honte?


Mais la réalité est que je suis en paix avec moi-même. Des tempêtes secouent la surface, mais au fond de moi la mer est calme et la météo au soleil. Je me plais dans ce Pays absurde et je suis sereine, et même si c'est moins cool à raconter qu'un mois de folies ouzbèkes, ces journées au plus prés de moi, avec pour seul rythme celui de mes pas, me font le plus grand bien. Bel anniversaire à moi.



 
 
 

Comentarios


© 2018 by ALICE TIEZZI. Created with Wix.com

    bottom of page