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M et son manteau_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Aug 13, 2020
  • 3 min read

Aujourd'hui, j'ai réalisé un rêve.


M. est une patiente de l'HDJ. C'est une jeune femme avec une queue de cheval, grande et mince, trop mince ; elle ne marche pas, elle fluctue en touchant à peine le sol, et ses épaules étroites se courbent sous un poids décidément invisible. M. arrive tard le matin, elle trouve qu'il n'y a pas assez d'activités à l'hôpital et ne veut pas venir si c'est pour s’ennuyer. Au même temps, elle refuse de participer aux groupes. Elle passe ses après-midis assise dans la salle commune, parfois elle joue au Scrabble mais la plupart du temps elle se pose dans un coin en silence, le regard figé sur un point précis entre ses genoux et le sol. Elle a peur que manger à la cantine la contamine. M. porte un manteau serré à la taille, toujours le même, qu'elle n'enlève jamais, et un sac en bandoulière, toujours le même, qu'elle ne lâche jamais. Même dans les tâches quotidiennes, comme mettre la table, elle porte son manteau fermé et son sac sur l'épaule gauche. Le sac glisse, la gêne, mais elle ne le lâche pas. Elle le remonte et continue à pousser le chariot. Alors oui, on peut parler du diagnostic, mais si je devais me donner un objectif pour cette femme ce serait de faire en sorte qu'elle se débarrasse de ce fichu manteau pendant quelques minutes.


Y. est aussi un jeune patient. Il vient me voir après mangé. Il est très préoccupé de savoir si je vais leur refaire « le jeu », il l'appelle, et à quelle heure, « parce que moi j'ai bien aimé ». Il parle en réalité de la séance de danse-thérapie que nous avons improvisé la semaine passée. En effet, un mercredi sur deux il y a une comédienne qui vient raconter des histoires aux patients. L'idée a du potentiel, mais de fait l'atmosphère, quand elle intervient, ressemble à celle qu'on respire dans une classe de troisième secondaire quand on les emmène de force voir un documentaire sur la vie intérieure des oiseaux marins.

La semaine passée Madame Contes était malade. Avec les infirmières nous avons décidé de déplacer la séance de danse-thérapie dans la salle commune, pour que tous les patients puissent participer, faute d'autres activités. M. n'avait pas voulu danser, elle était restée assise sur son banc, les yeux entre les genoux et le sol, immobile quasiment toute la séance. Je pensais qu'elle n'avait rien vu de ce que nous avions fait, absente comme elle paraissait.


Depuis, on a décidé de garder la séance en salle commune. Je retrouve M. à sa place quand je rejoins les patients pour qu'on commence. Je pense à elle et à mon mot de bienvenue j'ajoute une suggestion : « Je vous conseille – je dis – de vous débarrasser de vos affaires, pour mieux danser ! ». M. sourit, rigole presque, elle a une tête de canaille, comme un enfant qui savoure à l'avance une bêtise qu'il est sur le point de faire derrière le dos de son papa. Et là, le petit miracle s'accomplit : doucement, sans le moindre bruit, elle ouvre le manteau, se lève et le dépose sur la chaise. C'est parti. M. investit la séance et danse. M. sort la voix, certes une petite, mais elle la sort. M. donne la main à son voisin, M. bouge. Toujours avec les yeux entre les genoux et le sol, mais M. bouge!

Le plus étonnant, c'est que je n'ai rien fait. Loin d'être absente, M. avait observé la séance la semaine passée, elle s'était laissée imbiber par le rythme de la musique et le plaisir des autres, elle avait laissé l’étincelle du désir s'allumer en elle et aujourd'hui elle s'est donné la permission d'y céder. M. vs manteau, 1-0 et balle au centre.


Aujourd'hui j'ai réalisé un rêve, j'ai vu M. rêver.



 
 
 

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