Partout est Tashkent_
- Alice
- Aug 14, 2024
- 3 min read
Les grandes capitales ne m'ont pas toujours épatée durant mes voyages, parfois c'était le coup de foudre, parfois une étape peu significative du périple. De premier abord, Tashkent semblerait appartenir à la deuxième catégorie.
C'était compliqué hier soir de mettre en ordre les pensées. La nuit blanche passée à sautiller d'un fuseau horaire à l'autre, la trouille à moitié avouée pour ce départ, la tête occupée par les questions logistiques, je n'ai pas su par mon regard aller plus loin qu'une premiere impression. Mais je sens que s'arrêter à une première impression serait injuste pour Tashkent, un lieu si surrealiste que pour être vraisemblable.
Ni le joyeux bordel des villes sud-américaines ni l'organisation des européennes, ni le mystère au charme fou de Téhéran ni le culot sans gêne de Dakar, à l'ombre d'espaces verts à perte de vue bordés par des autoroutes urbaines à six voies, Tashkent est restée coincée quelque part entre les habitudes post-sovietiques qu'elle peine à lâcher et l'envie qu'il se passe quelque chose. Elle se tâte, Tashkent, elle n'ose pas encore.
Cet entre-deux (ou trois, ou quatre, ou je ne sais pas combien) on le retrouve sur les visages de ses habitants, aux yeux bridés mais pas tout à fait, à la peau mate mais pas vraiment, aux larges mâchoires slaves qui parfois s'adoucissent dans la rondeur des joues orientales. Ça donne un mélange pour le moins insolite, ni intense comme certains visages du Moyen-Orient ni délicat comme d'autres en Asie, le tout assaisonné d'une certaine austérité. Et d'une seule et unique coupe de cheveux pour les garçons.
Hier, épuisée et au bord du coup de chaleur, j'ai abandonné mon exploration en milieu d'après-midi. J'ai l'intention de reprendre ce matin d'où j'ai laissé, le complexe monumental Hazrati Imam à nord-ouest du centre-ville. Je ne m'abuse pas en disant que c'est le seul lieu où j'ai rencontré d'autres touristes, peut-être parce que c'est le seul endroit qui, à Tashkent, rassemble à l'Ouzbékistan qu'on connaît. Qui sait si l'attitude d'indifférence substantielle que les tashkentiens ont envers nous vient de là, ou d'une habitude à la discrétion. Ils ont l'air d'être bien trop occupés que pour se soucier de ma présence, même dans le fin fond des tripes du marché Chorsu.
Mais en explorant le plan du quartier où je loge, je tombe sur ce qui rassemble à un parc d'attractions au nom de Toshkentlend (oui, avec la faute d'orthographe, que je découvrirai corrigée entre-temps au dessus des portes). Je m'attends à que ce soit fermé ou payant, et je ne compte pas forcément lui dédier du temps, mais l'entrée, d'une esthétique soviétique exquise, mérite bien une photo. Surprise, il s'agit d'un jardin publique où sont installées plusieurs attractions pour enfants, vétustes mais fonctionnantes. Inutile de dire qu'il semble tout droit sorti d'un délire onirique, peuplé comme il est de nains de jardin plus inquiétants que dans ton pire cauchemar (photos àl'appui). Avec la roue panoramique et une funiculaire qui le traverse de part à part, on se croirait à Pripyat avant Tchernobyl. Les couleurs, les formes, l'architecture, tout est parfaitement anachronique et pourtant bien réel, y compris le carrousel des cangarous siamoises qui tourne sur les notes de "Oh Susanna". Les enfants s'amusent, les parents profitent de la fraîcheur sous les beaux arbres, les employés pleins de zèle semblent traiter leurs vieux engins comme s'il s'agissait de la dernière trouvaille à la pointe de la technologie. Peut-être qu'il faisait bon de vivre à Pripyat.
Ce détour me mènera à changer les plans pour la journée, qui se poursuivra avec une promenade dans le centre-ville, la visite du Musée National de l'Histoire d'Ouzbekistan (avec un joli étage de propagande sur la grandeur de la Nation depuis l'indépendance) et du parc Alisher Navoi, un beau jardin à l'italienne parsemé de statues d'écrivains ouzbekes. J'ai décidé de retourner au Hazrati Imam seulement en fin d'après-midi, pour profiter de la lumière du coucher du soleil sur les édifices dorés.
En chemin, un des minibus que j'emprunte s'arrête en face d'une belle madrassa, les anciennes écoles coraniques qui ont été transformées, ici, en ateliers d'artisans. L'intérieur est superbe: la cour, en état impeccable, est fleurie et abrite des arbres centenaires. Je m'assieds sous le grand tilleuil et j'écoute le chant du muezzin venant de la mosquée à côté. La rue est juste en bas mais elle paraît lointaine. Je ne sais plus où je me trouve, Tashkent est partout. Ou partout est Tashkent.
Commentaires