Pour le meilleur et pour le pire_
- Alice
- Nov 6, 2018
- 6 min read
Ngor et Yoff sont deux agglomérations urbaines qui se suivent sur le côté Nord de la péninsule de Cap Vert, à l'exacte opposé du centre de Dakar. Les quartiers près de la plage appartiennent encore aux lébous, les habitants originaires de la péninsule, qui vivent de pêche, prières et allégresse (enfin, c'est ce que j'ai pu comprendre).
Je rejoins Yoff par la plage, où le sable est tellement doré qu'il vire au rose pastel. La couleur de l'eau ici passe du vert clair au céleste et pour finir au turquoise, créant une palette digne d'un designer de Pantone. La série d'établissements balnéaires, vides ou bien fermés, s'arrête brusquement quelque dizaine de mètres avant la mosquée Layenne, dont l'enceinte longe le littoral. Un jeune garçon s'attarde à lire une des pancartes qui interdisent, aux abords du temple, "les tenues indécentes, les activités sportives et les accouplements". Je me dis qu'il a l'âge pour se demander encore ce qui peut bien être un accouplement, et que ces affiches risquent plus de suggérer des idées transgressives que de dissuader quelqu'un d'un plan prémédité.
La mosquée est d'un blanc immaculé, elle émerge du sable comme un coquillage, brille sous le soleil brûlant de l'Afrique. L'énorme enceinte est déserte, à l'exception d'une ou deux personnes qui la traversent pour se rendre sur la plage, et du gardien. Il me fait signe d'enlever mes sandales, je le fais en m'excusant, je ne pensais pas que cette règle vaille aussi à l'extérieur de l'édifice. Je ne sais toujours pas quoi penser des effets de la stricte orthodoxie religieuse sur le peuple sénégalais, mais dans le calme de cette vue je me dis qu'un lieu comme celui-ci rend la spiritualité presque une évidence.
Quittée la mosquée je me promène dans le dédale de rues des secteurs de Mbenguene et Ndenate. Les maisons à deux ou maximum trois étages paraissent beaucoup plus hautes à cause de l'étroitesse des rues, parfois sombres même dans la lumière éclatante de l'après-midi. Les portes ouvertes donnent souvent sur des cours internes qu'on n'imaginerait pas, où la lessive sèche sur les cordes et les femmes lavent les légumes pour le déjeuner. Ce sont bien sûr encore une fois les enfants qui viennent me voir, il y en a dix, quinze, plus encore. Ils m'appellent toubab, ils me serrent la main, ils posent dix fois les mêmes questions. Les garçons me montrent leurs t-shirts de football, "Madrid, Madrid! Barça! Moi Messi, Mbappé! Regarde!". Cette fois je cède beaucoup plus facilement quand ils me demandent de les prendre en photo. Je pars et ils me rappellent plusieurs fois, il faudra du temps pour me congédier.
Je sors sur la plage à la hauteur de Tonghor, où je retrouve l'ambiance désormais familière du port de pêche, les pirogues qui déchargent le poisson, les jeunes qui courent avec les caisses débordantes sur la tête, les femmes assises à l'ombre des bateaux. L'île de Yoff, à porté de nage, est le seuil de l'océan.
Revenue sur la route principale j'arrête un taxi et je demande au chauffeur de m'emmener au phare des Mamelles, le quartier à l'ouest de la ville ainsi nommé grâce aux deux collines qui le dominent. Sur la plus haute des deux se dresse le phare, le deuxième plus ancien d'Afrique, sentinelle du point le plus occidental du continent. Arrivés au rond point aux pieds des collines nous faisons demi tour dans la direction opposée. "C'est où aux Mamelles?" il demande. "Mais monsieur c'est au phare. Je vous l'ai dit!" "Au phare?" "Oui, au phare. La lumière quoi, là en haut!" "..." "Monsieur, le phare...là-bas..." (désespoir). "Aaah, le phare!".
L'édifice blanc bordé de bougainvilliers est le point plus haut de la péninsule. Moustafa, le réceptionniste, me conduit à la base de la tour, dans une pièce où sont exposés des balises et des objets liés à l'histoire du lieu. Il y a une fillette, que Moustafa me présente: "Vous avez ici une future gardienne du phare! C'est la fille de l'actuel gardien, ils habitent dans la maison à côté. Et comme ici ça va de père en fils..." "C'est permis que ce soit une fille qui le fait?" "Oui, pourquoi pas. Tu veux être gardienne du phare?" il lui demande. Ils discutent un instant en wolof. "Elle dit que non. On ne gagne pas assez d'argent avec ce boulot. Tu veux être quoi, ministre, toi?" "Présidente!" elle répond. Ça nous fait éclater de rire, "La Croatie a une présidente, alors pourquoi pas le Sénégal!" dit Moustafa, avant de partir chercher le gardien pour ma visite guidée. Restées seules je demande à la fille comment elle s'appelle, quel âge elle a. "Six ans" me répond Benediou. Je fais un calcul rapide et je me dis que dans une cinquantaine d'années le Pays sera probablement prêt à être guidé par une femme. Je le lui souhaite, à Benediou et au Sénégal.
Finalement c'est Moustafa qui fait la visite, car le gardien veut prendre son repas. Il me raconte l'histoire du phare, comment les lampes ont changé depuis sa construction en 1864 et comme aujourd'hui on arrive à le faire fonctionner avec une ampoule d'à peine 250 watt. On peut encore voir l'ancien mécanisme à manivelle qui devait être actionné toutes les deux heures, et au premier étage sont exposés des registres des années cinquante. En une calligraphie élégante, sans rature aucune, chaque jour pendant un siècle et demi les gardiens ont noté heure d'allumage, heure d'extinction, conditions météo, interventions techniques et accidents arrivés aux bateaux à proximité. Moustafa souligne plusieurs fois la chance d'avoir encore un gardien. "Chez vous", il dit, "tout est automatisé maintenant!". Le panorama du deuxième étage est à couper le souffle, mais le vrai trésor est au sommet: la lampe, de deux mètres de haut, en verre épais au moins une dizaine de centimètres monté dans une structure de laiton, semble un oeuf de Fabergé. Elle fait un tour complet sur elle-même tous les vingts secondes. Des rideaux bleus la protègent du soleil pendant la journée, car un incendie pourrait se produire à cause de l'effet loupe des vitres sur l'ampoule. "Chaque soir à 19h le gardien monte ici, allume le moteur, enlève les rideaux et puis veille au bon fonctionnement de la lampe jusqu'au matin!", dit Moustafa avec orgueil. L'image de cet homme, éveillé seul dans le noir de la nuit africaine, prenant soin de la sécurité des embarcations qui doublent sans cesse le Cap Vert, est trempée d'une poésie d'autrefois. On se croirait dans un roman d'Hemingway.
La dernière étape pour aujourd'hui ce sera le marché Tilene, que le Routard qualifie comme "le plus Africain de Dakar". Pour les dakarois ce sont certainement deux endroits bien distincts, mais en gros ce marché est la continuation, plus désordonnée, plus bondée et plus sale, de celui de Sandaga que j'ai parcouru l'autre jour.
Sous le grand hangar en fer et tôle l'odeur de putréfaction est insupportable. Les poutres du plafond sont couvertes d'une fourrure de toiles d'araignée et poussière, on ne peut pas marcher dans les couloirs sans se frotter au poisson dégoulinant ou à la viande ensanglantée, le traverser est une expérience dantesque. Ça va mieux à l'extérieur, où les passages sont tout aussi étroits et embouteillés mais au moins on peut s'approvisionner d'oxygène. Sur les comptoirs se succèdent, sans solution de continuité, fruits, fruits de mer, fruits pourris, bijoux, tissus, légumes, céréales, pinces à linges et à cheveux, chaussures, éviers, brosses, balais, brosses à dents, boulons, téléphones portables, sacs, sacs de riz, sacs en plastique, miroirs, coussins, crèmes, shampoings et savons, jouets, sacs de ciment, pots de peinture, montres, et puis mouches, mouches partout, mouches noires, mouches affamées, mouches fâchées, mouches du monde entier unissez-vous, c'est l'Internationale des mouches ici aujourd'hui.
En sortant je longe l'avenue Blaise Diagne, qui est le secteur du marché réservé aux guérisseurs. On y vend les gri-gris, les amulettes contre le mauvais sort que les gens portent autour de la taille, et le matériel pour les fabriquer, qui me semble de préférence d'origine animale, même si je n'arrive pas toujours à comprendre de quelle partie du corps de la bête il peut s'agir. Un tableau fait la promo d'un médecin qui promet savoir traiter à peu près toute maladie, de la perte des cheveux à l'hépatite B. Pourquoi pas, comme dirait Moustafa.
Rentrée, je sirote mon café sur la terrasse de l'auberge. Demain je reprends la route vers Saint Louis, joyau d'architecture coloniale qu'au dire de tout le monde il ne faut pas manquer. Je regrette cependant de quitter Dakar. Quelle surprise aura été cette ville, qui prend son temps pour te charmer, qui te rejette si tu n'es pas prêt à t'enfuir dans son ventre malodorant, qui t'étourdit d'abord et puis t'emporte, "que tu ne mérites pas pour son meilleur si tu ne peux pas la supporter pour son pire" (Marilyn Monroe).
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