Sept-huit ans_

Parfois je dis que j'ai quarante ans, mais en vrai ce n'est pas ça. En vrai, quarante ans c'est dans trois ans et demi. C'est presque ça, mais pas encore. J'ai l'impression que c'est ça, mais ça paraît loin. Ou proche. C'est dingue, non, c'est juste comme ça, je n'ai qu'à me rendre à l'évidence. En réalité parfois je m'en réjouis. Bref.

Bref, depuis une dizaine de jours j'ai découvert que la vie est longue. Enfin, inshallah, merde.

Je regarde où j'en suis et je regarde où j'en étais il y a sept-huit ans: sept-huit ans c'est une éternité. Mais quand je pense au gars après qui je courais il y a sept-huit ans ça me semble tellement, mais alors tellement absurde que je m'étonne d'avoir autant changé en seulement sept-huit ans. Et j'ai la même sensation pour celui d'il y a six ans. Et quatre-cinq. Puis je dois avoir franchi un palier de croissance car ceux d'après me paraissent beaucoup plus cohérents.

Il y a sept-huit ans j'étais féministe sans le savoir. Maintenant je me dis féministe, je m'impose de l'être sans toujours y arriver, mais au moins je sais ce que c'est le féminisme. Il y a sept-huit ans je disais être communiste, et je le dis encore.

Il y a sept-huit ans je savais à peine ce qui était la psychomot', je ne savais pas que ce serait devenu ma mission, ma foi, mon fil rouge. Je ne savais pas que du moment exacte où je l'aurais compris toutes les portes se seraient ouvertes sans même que je le demande. Je me sentais encore obligée de danser il y a sept-huit ans, mais aussi obligée d'avoir honte d'avoir quitté la scène, parce que je ne la méritais pas. Il y a sept-huit ans j'étais en échec.

Il y a sept-huit ans je vivais à Matonge. Ok, ça, c'est toujours le cas. Mais il y a sept-huit ans je ne me posais pas la question si j'allais rester longtemps. Il y a six ans, j'ai décidé de partir de Bruxelles pour toujours. Il y a cinq ans aussi. Puis il y a trois ans je l'ai juré, j'ai vendu mes livres, jeté mes vêtements, crée un événement Facebook pour que les amis viennent vider l'appart'. La semaine passée j'ai repeint le même appart' et j'ai racheté un super canapé. Entretemps j'ai recommencé à accumuler des livres.

Il y a sept-huit ans je partais encore en vacances, en couple, avec des amis, avec ma soeur. Il y a six ans je suis partie en vacance seule. Il y a cinq ans je suis partie marcher 800km vers Compostelle. Après ça j'ai commencé à voyager, et jamais comme au bout du monde je me suis sentie chez moi. Cette année ce sera un petit voyage, mais mon sac à dos me fait déjà des crises de jalousie.

Et dans sept-huit ans, j'en serai où? Sept-huit ans c'est une éternité, mais quand je vois comment le temps file et que c'est bientôt les grandes vacances et que Noël sera là avant qu'on le souhaite, sept-huit ans aussi. Dans sept-huit ans je serai devenue balaise dans mon travail, j'aurai vu au moins Samarcande, Vancouver, l'Himalaya, Ushuaia et Torres del Paine, San Francisco et la Nouvelle Orléans. J'aurai encore au moins cinq ou six fois souffert toutes les peines de l'enfer pour le gars du moment, si ça tombe j'aurai appris à appartenir à autre chose qu'à moi même, mais jamais à rien plus qu'à moi même. Dans sept-huit ans je n'aurai que cinquante ans, mais pas encore.

Serais-je devenue optimiste tout d'un coup? Mais non, voyons, l'optimisme je le laisse à ceux qui se racontent des salades en longueur de journée. Seulement pour la première fois je réalise combien d'années j'ai déjà vécu et combien, si tout se passe moyennement bien, j'en ai encore à vivre. Je me daigne regarder les tout jeunes du haut de mon expérience et savourer ce que sera que de vivre les prochains quarante ans en ayant déjà accumulé toute cette expérience.

Bref, pour la première fois je me sens bien assise sur ma vie, et même si pour ce que j'en sais elle pourrait être posée sur un marécage, elle est aussi confortable que ce nouveau canapé.