Tapis et passe-partouts_
- Alice
- Aug 13, 2020
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Routarde aussi naviguée que je puisse être, il y a à chaque voyage un moment où la détresse l'emporte, car les choses paraissent aller en direction obstinée et contraire à celle que j'avais envisagée. J'ai bon avoir vécu et reconnu à plusieurs reprises que la bonne direction en voyage n'existe pas, je continue à me faire avoir.
Ce matin, alors que je sirote ma première tasse de thé, je recompte les jours qui nous restent et je réalise rapidement qu'il ne seront pas suffisants pour aller jusqu'à Kerman et au désert de Shahdad, comme mon coup de foudre italo-iranien nous avait suggéré - à moins de passer encore deux nuits dans un bus et d'assumer un déplacement d'environs huit heures sur une journée. Devoir choisir entre la déviation vers le Kurdistan et l'itinéraire classico-classique a déjà été dur à accepter; devoir en plus faire le deuil du seul plan un peu éloigné des hauts-lieux du tourisme iranien devient soudainement l'évidence que j'ai raté le voyage, tout gâché, tout perdu, et bien sûr que toute ma vie sera une catastrophe et je vieillirai seule avec mes misères.
Mais ce n'est pas la peine d'attaquer un tel marathon. Je pense à la fois où, jeune adolescente, je dis à ma mère qu'il pouvait y avoir autant de monde qu'on voulait au Louvre, la Nike que j'avais vu n'allait jamais être la même que les autres. Je pense que ce n'est pas faux, que les expériences n'appartiennent qu'a celui qui les vit, pour bondées de monde qu'elles puissent être.
De plus que même à Isfahan les touristes étrangers restent assez peu nombreux. Ça doit être pour ça qu'il est difficile de se promener tranquillement, qu'il y a toujours un commerçant ou un curieux qui veut converser avec nous, nous inviter à manger, boire un thé, nous présenter son cousin de troisième degré ou nous vendre un tapis. Et c'est le vendeur de tapis le plus hipster de tout le Moyen Orient qui y réussit, parvenant à vendre une jolie pièce à Monika, qui venait de lui demander qui diable pouvait réellement décider d'acheter un tapis pendant un voyage en sac à dos. À sa décharge, il faut dire que le susdit tapis est vraiment beau et ira à merveille sous les fesses de ses chats.
Mais c'est une jeune fille de treize ans, grande et toute fine, rencontrée à la mosquée Jameh, qui me conquiert avec son sourire. Elle porte un trench vert d'eau serré à la taille, et un voile fleuri dont les bouts sont bien roulés sous la gorge. Elle m'approche avec l'habituel "Salut, ça va? Bienvenue à Isfahan", puis m'explique qu'elle voudrait pratiquer l'anglais avec nous. La conversation continue au rythme des questions formulées et retournées, elle paraît trop excitée que pour penser et répète plusieurs fois les mêmes choses. Elle gigote, incline et tourne la tête vers l'épaule comme à vouloir inconsciemment se cacher, sa respiration accélère et elle ricane de stress. Elle nous dit au revoir une première fois, puis elle réapparaît d'un coup à nos côtés, telle un petit elfe, pendant que nous visitons l'intérieur du sanctuaire central. Elle s'en va à nouveau et on la reverra après la prière, au bras de sa maman, s'apprêtant à quitter le temple. La maman l'encourage à nous parler, elle est en face de nous mais complètement figée. Je propose de prendre une photo pour la sortir de l'embarras, mais en fait j'aimerais la serrer dans mes bras. J'aimerais lui dire que je lui souhaite d'apprendre l'anglais et encore une, deux, dix autres langues et de pouvoir les pratiquer en découvrant le monde au delà des frontières de son Pays. J'aimerais lui dire que si je me trouve ici, et si je lui suscite autant d'émerveillement, ce n'est que grâce au hasard qui m'a fait naître de l'autre côté du monde, avec un passeport passe-partout.
On a du chercher longtemps avant de pénétrer la grande esplanade de la mosquée car le temple se trouve au beau milieu du noeud de galeries et ruelles de l'enorme Bazar-e Bozorg, qu'on raconte se déployer sur trois kilomètres depuis la place Naqsh-e Jahan, écrin des joyaux d'architecture d'Isfahan. Il est presque huit heures du soir et les fidèles commencent peu à peu à arriver, l'appel à la prière résonne du haut des minarets. La voix est moelleuse et la mélodie berçante; en dessous, un silence en ouate. Les femmes sont réunies sur la droite, dans un espace limité par une toile blanche. Certains attendent assis, d'autres commencent leur oration personnelle, je les observe et j'ai le sentiment d'assister à un moment extrêmement intime, malgré l'espace public.
Tout comme le soleil qui se couche, la grande ville s'apaise et les gens viennent se poser en attendant le rituel qui marquera, pour tous, la fin de la journée. Les rythmes se synchronisent, la collectivité se réunit, et on se sent, tout d'abord, un nous.
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