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Une angoisse c'est une angoisse c'est une angoisse_

  • Writer: Alice
    Alice
  • Aug 13, 2020
  • 3 min read

On le dit autiste, mais W. s'en fiche. Encore mineur, il est hospitalisé chez nous depuis un mois et demi. En vrai, ça fait des lustres qu'il entre et sort des unités de pédopsychiatrie. Celle-ci est la première fois qu'il est "chez les grands", et en vrai il s'en fiche un peu aussi.

Avec l'art-thérapeute nous avons créé un groupe peinture quasi en exprès pour W., pour que l'une des deux puisse être disponible pour lui à tout moment. Il est enthousiaste ce jour en venant nous voir avec deux autres patients. Il déverse une quantité énorme de peinture bleue sur la palette et peint les traits d'un visage - yeux, nez, bouche - au milieu de sa feuille. Quarante-cinq secondes après il déclare son oeuvre conclue: et maintenant, panique, comment on va le faire tenir pendant une heure encore? Au même temps son tableau m'étonne, le visage n'a pas d'ovale mais rayonne, les éléments sont proportionnés, centrés et il s'est arrêté avant de recouvrir tout de peinture rouge comme il a l'habitude de faire.

Le temps pour l'extase est court, W. en a marre et veut s'en aller, il refuse une, deux treize propositions d'activité différentes, il tourne dans l'atelier comme un oiseau en cage. Ma collègue parvient, avec un coup magistral, à lui donner envie de dessiner, et la provocation des gros mots qu'il écrit devient un jeu d'orthographe. Ça dure ce que ça dure mais ça laisse le temps aux autres de terminer et nous pouvons nous asseoir devant les tableaux pour le tour de parole final. W. dit que son bonhomme est mort, qu'il l'a tué. Pourtant il sourit votre bonhomme, on lui dit. W. dit que lui même est mort, qu'il s'est tué. Pourtant vous êtes bien vif, on lui dit. Pour l'avoir vu poignarder un autre bonhomme avec un pinceau chargé de rouge, je lis cette mise en mot de ses angoisses comme un bond en avant. W. n'est pas passé à l'acte, W. nous raconte sa pulsion destructrice pour laquelle il culpabilise, sa peur d'anéantir l'autre, et d'être anéanti par son acte. Si l'autre n'existe plus, comment va-t-il exister? J'hésite un moment, puis je me revois jouer des scènes pareilles avec des jeunes enfants. Au bout du compte une angoisse c'est une angoisse c'est une angoisse, quel que soit l'âge. Elle est là, il faut l'accueillir, en faire quelque chose pour qu'elle ne tombe pas dans un vide d'autant plus angoissant... Je commence donc à mettre des mots sur les actes de W., sur ce que son corps me donne à voir, sur son mime d'un couteau avec lequel il se coupe la gorge. Je lui dis que je le vois. Et là, il s'exclame: "Non, je ne suis pas là, on ne me voit pas!".

Bingo, c'est tout ce que j'attendais. Je fonce dans son jeu et je commence à demander aux autres où W. est passé. Je me demande à voix haute si je vais le retrouver, qu'est ce que je vais raconter dans le service si je ne le retrouve pas. W. se lève et va se cacher sous la table. Je me lève et je le cherche dans l'atelier, ma collègue est une complice parfaite et même les autres patients se prennent au jeu. C., qui présente un fort ralentissement psychomoteur et est très amimique, suffoque un rire. W. est silencieux et immobile dans sa cachette. Peu à peu il nous montre des morceaux de lui: une chaussure d'abord, puis une main. Je me penche enfin et je le retrouve avec un étonnement aussi grand que je peux simuler. W. jubile, sort de là et peut rentrer au pavillon en grimpant les marches trois par trois.

W. a vécu ce matin, pour la première fois ou pas je ne saurais pas dire, un voyage, de l'angoisse à la joie, de la culpabilité à l'amusement, de l'instabilité à la permanence. Ce voyage il va devoir le parcourir encore et encore, mais quelque part en lui il sait que c'est possible. Et le câlin qu'il m'offre, quand je le croise plus tard dans le couloir, est bon port pour mon voyage d'aujourd'hui, en ces temps d'austérité sociale.


 
 
 

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